fbpx
 
 

Pour une lecture optimale, téléchargez gratuitement l'Appli GWA pour tablettes et smartphones

 

Extraits du Livre : ‘‘Frères musulmans, le Cercle Restreint’’ de Lorenzo Vidino

28 janvier 2022 Investigations   33766  

Si les témoignages examinés dans le présent ouvrage mettent clairement en évidence un mécontentement commun d’anciens membres des Frères musulmans en Occident, toute généralisation est à proscrire. En effet, il est difficile de déterminer si ces témoignages constituent des cas marginaux, ou s’ils sont révélateurs d’un phénomène d’insatisfaction plus large au sein de la Confrérie. Le glas a-t-il sonné pour les Frères musulmans en Occident, comme certains le prétendent ? Faut-il vraiment évaluer le succès ou l’échec du mouvement sur la base de ses effectifs toujours croissants ? Ou, puisque la Confrérie est un mouvement qui tente de mobiliser les masses tout en ne s’ouvrant qu’à quelques membres triés sur le volet, son succès devrait-il être évalué d’une autre manière, comme sa capacité à exercer une influence au sein des communautés musulmanes occidentales et des cercles d’élite occidentaux ? Ces questions ne trouvent pas facilement de réponse. En outre, quels que soient les critères utilisés pour évaluer la Confrérie, les réponses varieront probablement d’un pays à l’autre. Pourtant, il est clair que les années 2010 ont marqué un tournant décisif pour le mouvement mondial des Frères musulmans et, par conséquent, pour les Frères en Occident également. Ce tournant s’explique en grande partie par les évènements du « Printemps arabe », dont la dynamique complexe et toujours évolutive a exercé un impact considérable sur les organisations des Frères en Orient et en Occident.

Si la présence et l’expérience en Occident de nombreux membres des Frères musulmans ont eu un impact majeur sur les différentes branches nationales de la Confrérie pendant le Printemps arabe, on peut également affirmer que le Printemps arabe a considérablement bouleversé les milieux des Frères musulmans en Occident. En outre, bien qu’il soit difficile, et certainement prématuré, d’évaluer cet aspect, on constate à l’heure actuelle davantage d’effets négatifs que positifs.

Pendant les premiers jours du Printemps arabe, le dynamisme qu’ont connu la Tunisie, l’Égypte et d’autres pays arabes a galvanisé les Frères occidentaux. Il a également incité de nombreuses personnes en Occident, aussi bien des décideurs politiques que des membres des communautés musulmanes, à considérer les Frères musulmans comme un modèle positif représentant la voie de l’avenir. Même si l’évolution de la situation dans le monde arabe a rapidement dissipé cet optimisme, les liens établis par les Frères avec divers interlocuteurs occidentaux (tels que des hauts fonctionnaires, des médias, des organisations de défense des Droits de l’Homme, des grandes fondations, etc.) pendant cette période constituent un atout précieux qu’ils pourront exploiter par la suite.

Cependant, il semble que le Printemps arabe ait en fait de nombreuses répercussions négatives sur les Frères musulmans en Occident. Plus complexes que celles constatées dans le monde arabe, on peut aussi penser que ces répercussions négatives varient d’un pays à l’autre. Tout d’abord, le départ de tant de dirigeants expérimentés et charismatiques à destination de leurs pays d’origine a entraîné l’épuisement du capital humain de nombreuses branches de la Confrérie occidentale. Selon un document publié en 2013 par la Fondation Cordoba, une organisation importante de la Confrérie britannique : « Avant le Printemps arabe, il existait au Royaume-Uni un appareil politique qui réglementait et coordonnait, quoiqu’avec souplesse, les activités des mouvements islamiques. Toutefois, ce n’est aujourd’hui plus le cas, alors même que la nécessité d’un tel appareil est plus que jamais d’actualité ». Bien que le phénomène ait touché divers pays de manière différente, une même analyse peut s’appliquer à plusieurs d’entre eux.

Une conséquence sans doute encore plus grave réside dans l’effet que le retour dans leur pays d’origine de tant de dirigeants du milieu de la Confrérie occidentale a eu sur les jeunes militants occidentaux. S’ils ont toujours manifesté un engouement compréhensible pour les évènements se déroulant dans leurs pays d’origine, la plupart des pionniers des Frères en Occident avaient néanmoins exprimé, depuis le début des années 1990, un vif intérêt pour l’islam en Occident, se présentant souvent comme les représentants de facto des musulmans occidentaux. Pourtant, à la première occasion, nombre de ces dirigeants ont quitté l’Occident pour de bon, et ceux qui sont restés ont consacré toute leur énergie à l’organisation d’évènements à l’étranger. Devant ces agissements, un bon nombre de jeunes militants – pour la plupart nés en Occident, et désireux de donner la priorité à des activités menées dans cette région – ont éprouvé un sentiment de trahison. Beaucoup d’entre eux, qu’ils soient directement impliqués dans des organisations du milieu ou de simples partisans, ont été déçus à la fois par l’attitude des dirigeants des Frères et par leur idéologie. Cette situation a vraisemblablement contribué à faire reculer la popularité des Frères, tant parmi les islamistes occidentaux que dans la population musulmane occidentale en général.

Dans certains cas, ces phénomènes contigus d’épuisement et d’« abandon » du capital humain ne concernent pas les pionniers appartenant à la première génération des Frères musulmans, mais des personnes ayant grandi en Occident et qui avaient été présentées comme les futurs dirigeants des communautés musulmanes dans leurs pays d’adoption. Un exemple révélateur est celui d’Oussama el-Saghir, fils d’un éminent dirigeant d’Al Nahda. La famille El-saghir s’est installée en Italie lorsqu’Oussama avait onze ans ; son père dirigeait alors l’une des mosquées les plus influentes de Rome (Al-huda, dans le quartier de Centocelle). En 2006, à l’âge de vingt-deux ans, Oussama el-Saghir a accédé à la présidence des Jeunes musulmans d’Italie, l’organisation de jeunes de la branche italienne des Frères musulmans que Khalid Chaouki avait dirigée auparavant.

Pendant les dix années qui ont suivi, El-saghir est devenu, grâce à son intelligence et à son charisme, une figure publique de premier plan, régulièrement interviewé par les médias italiens sur diverses questions liées à l’islam et à l’intégration des musulmans dans le pays. Il a tout particulièrement exprimé son avis sur la nécessité de réviser les fameuses lois restrictives du pays en matière de naturalisation, qui empêchent la plupart des personnes qui n’ont pas d’ascendance italienne d’obtenir la citoyenneté, même si elles sont nées ou ont passé plusieurs décennies dans le pays. En 2009, au cours d’un entretien, El-saghir a émis une mise en garde contre les conséquences de ces lois, établissant même un lien avec la radicalisation djihadiste. « La majorité des jeunes musulmans [en Italie] ont grandi dans ce pays », a-t-il déclaré, « cependant, rares sont ceux à avoir obtenu la citoyenneté italienne ; c’est la raison pour laquelle ces jeunes ont une perception erronée de la démocratie. Je crains que cette situation n’entraîne une grave dérive identitaire chez les jeunes musulmans, car si l’on n’appartient pas à une nation, on appartient à une communauté religieuse, et l’on court alors davantage le risque que ces jeunes tombent sous l’emprise d’un fanatique pour qui les Italiens sont des mécréants, ou de groupes politiques qui rejettent la démocratie ».

En 2011, El-saghir a finalement obtenu la citoyenneté italienne par naturalisation. Pourtant, la même année, il a décidé de se présenter aux élections tunisiennes comme l’un des candidats d’Al Nahda en Italie. Il a remporté ces élections avec la fille d’un autre dirigeant d’Al Nahda basé à Rome, confirmant ainsi la domination du parti au sein de l’électorat tunisien en Italie. Parmi les décideurs italiens et la communauté musulmane, certains ont accusé El-saghir d’hypocrisie, lui reprochant d’avoir d’abord déploré le manque potentiel d’attachement à l’Italie à cause d’une politique de citoyenneté restrictive, avant de se présenter aux élections tunisiennes dès que l’occasion – inattendue – s’est présentée.

D’une manière plus générale, on peut toutefois affirmer que l’impact le plus profond sur les milieux de la Confrérie occidentale découle des résultats du Printemps arabe et, en particulier, de l’incapacité des Frères musulmans en Égypte ainsi que, dans une moindre mesure, en Tunisie à conserver le soutien de larges segments de la population et à gouverner efficacement. De nombreux Frères, tant en Orient qu’en Occident, ont réagi à la débâcle de la Confrérie (quelle que soit leur interprétation des vicissitudes qui l’ont provoquée) par un repli sur soi, voire même par une remise en question. La déclaration de l’un des guides spirituels des Frères occidentaux, Rachid Ghannouchi, selon laquelle, après l’expérience du Printemps arabe, son mouvement a « quitté l’islam politique » pour « entrer dans la démocratie musulmane » – un changement dont les contours sont incertains, mais qui indique clairement un doute dans les dogmes traditionnels de l’islamisme de la Confrérie – traduit les remises en question induites dans le milieu.
Le Printemps arabe a mis à mal la perception intellectuelle de nombreux militants musulmans occidentaux proches des Frères musulmans, et a suscité chez eux une remise en question, « l’occasion de reconsidérer certaines approches idéologiques réductrices qui voudraient que “l’islam soit la réponse à tout” ». Comme le disent avec justesse Samir Amghar et Fall Khadiyatoulah, « l’approche globale des Frères musulmans – l’idée d’une nation islamique comme solution à tous les problèmes des musulmans – se heurte à la réalité des Frères et se révèle inefficace. Les Frères européens sont donc victimes des contradictions résultant de leur idéologie d’avant et d’après le Printemps arabe ». En ce sens, Dilwar Hussain, un éminent activiste musulman britannique doté d’une longue expérience dans les milieux islamistes et partisan de longue date de la libéralisation du mouvement en Occident, affirme qu’« une vision plus ouverte et plus large de qui nous sommes et de ce que l’islam signifie pour nous ne verra le jour qu’une fois que les militants en Occident auront évolué vers un paradigme post-islamiste. Mais cela peut-il se produire ? Je suis d’avis que cela doit se produire ».

[…]

Si le Printemps arabe a ouvert la voie à de nombreuses possibilités, il a également entraîné un nombre encore plus important de défis pour les Frères musulmans en Occident. On ne saurait encore évaluer avec précision toutes les répercussions que cette époque tumultueuse a eues sur les Frères musulmans ni déterminer quel sera leur avenir. Toutefois, on peut affirmer que, à l’instar des Frères musulmans dans le monde arabe, il existe un avant et un après Printemps arabe pour la Confrérie occidentale. Cette distinction se trouve renforcée par un autre facteur tout à fait fortuit, mais extrêmement important : le renouvellement des générations – qui se produit de manière quelque peu différente selon les pays – que traversent actuellement les Frères musulmans en Occident. En effet, la première génération de pionniers qui dirigeait les organisations de la Confrérie est rejointe, voire remplacée, par des militants pour la plupart nés en Occident.

À ce stade critique, plusieurs tendances se dessinent. D’une part, les Frères musulmans en Occident semblent avoir perdu leur capacité à séduire les foules. Si les échecs du Printemps arabe ont donné lieu à de nombreuses remises en question, les agissements des Frères occidentaux n’ont fait qu’affaiblir l’enthousiasme général de leurs partisans. Au cours des dernières décennies, comme nous l’avons constaté, les Frères occidentaux ont eu pour priorité de s’imposer comme des interlocuteurs de confiance aux yeux des gouvernements et des élites occidentales ; un objectif qu’ils ont souvent atteint. Mais pour ce faire, ils ont inévitablement été contraints de sacrifier certains de leurs principes afin de renvoyer une image plus consensuelle. Comme l’ont fait remarquer Samir Amghar et Fall Khadiyatoulah, « Confrontés aux réalités de la pratique de la foi musulmane, les militants [des Frères occidentaux] ont perdu leur “impulsion utopique” d’origine ; ils ne contestent plus le cadre étatique et politique dominant ». En fait, de nombreux militants des Frères musulmans ont du mal à discerner la visée islamique dans les innombrables réunions interconfessionnelles, banquets de collecte de fonds, séminaires de sensibilisation aux médias et autres activités auxquelles l’organisation consacre la majeure partie de son énergie. Certains se montrent également perplexes au sujet de stratégies telles que les alliances avec des organisations féministes ou LGBT qui, bien que présentées en interne comme des moyens utiles pour servir leurs causes, semblent néanmoins s’écarter considérablement de ce qui est acceptable sur le plan islamique.

En conséquence, les organisations de la Confrérie occidentale souffrent de la concurrence des salafistes, dont l’approche plus intransigeante a attiré de nombreux musulmans conservateurs qui auraient auparavant gravité autour des Frères. Selon un militant belge des Frères, « À partir du moment où nous avons décidé d’être plus consensuels sur certaines questions religieuses et que nous avons commencé à ouvrir le dialogue avec les autorités publiques, une partie de nos membres ne pouvait plus se reconnaître dans nos choix ; nous avons perdu de nombreux membres ».

Parallèlement, de nombreux musulmans nés en Occident ont de plus en plus recours à des plateformes alternatives leur permettant de se mobiliser sur la base de leur identité musulmane. Beaucoup de jeunes militants musulmans, qu’ils aient commencé leur parcours dans des organisations affiliées au milieu des Frères occidentaux ou non, échappent désormais au monopole du groupe sur l’identité musulmane et peuvent donc évoluer librement sur la scène islamique. En effet, les militants musulmans occidentaux qui entretiennent des contacts avec les organisations des Frères sont souvent actifs en dehors de la structure du groupe et accèdent à des postes élevés dans les partis politiques occidentaux et la société civile, en particulier dans les milieux de gauche. Les relations entre ces électrons libres et la Confrérie sont plus ou moins étroites selon les cas ; quoi qu’il en soit, il est clair que les Frères ne représentent plus la seule voie pour les musulmans qui cherchent à s’engager politiquement en Occident.

Bien que toutes ces évolutions et tous ces témoignages rapportés dans le présent ouvrage (quel que soit leur degré de représentativité par rapport à une tendance plus large) laissent penser que les Frères musulmans en Occident sont en perte de vitesse, certains éléments tendent à croire le contraire. On peut ainsi considérer que les organisations des Frères musulmans en Occident, plus ancrées dans la société occidentale et de plus en plus dirigées par de nouveaux membres (souvent des descendants de familles importantes de la Confrérie qui interagissent) entrent simplement dans une nouvelle phase davantage prospère de leur histoire dans les pays occidentaux. Ainsi, les nouveaux dirigeants comprennent désormais qu’il est nécessaire d’arrondir les angles et de renvoyer une meilleure image de l’organisation afin d’atteindre plus facilement leurs objectifs à court et long termes. Cette nouvelle génération, si elle applique des stratégies plus affinées, pourrait donc donner un nouveau souffle aux Frères occidentaux.

Un point essentiel qui déterminera l’avenir de la Confrérie en Occident réside dans le maintien de l’idéologie fondamentale du mouvement par la nouvelle direction. Certains affirment que nous entrons dans une ère de post-ikhwanisme, et que les Frères occidentaux, sur le modèle des communistes européens des années 1970 et 1980, finiront par renoncer aux aspects les plus radicaux de leur idéologie et par se fondre dans le système. D’autres ne partagent pas cet avis. Ahmed Akkari, par exemple, estime que « l’histoire des Frères montre clairement qu’en dépit des divisions et des contradictions, le noyau de la Confrérie a toujours réussi à attirer de nouveaux partisans et à maintenir la ligne idéologique conservatrice intacte ; lorsque certaines composantes du mouvement s’éloignent trop du noyau idéologique, voire s’en détachent, la vieille garde parvient toujours à restructurer les autres composantes afin que l’organisation reste solidaire ».

Aujourd’hui, il est encore impossible de prédire la direction que prendront les Frères musulmans en Occident, s’ils se conformeront au système en place ou s’ils continueront de travailler avec lui, mais toujours en cherchant à le faire évoluer. En effet, des indicateurs pointent vers les deux directions : à terme, on peut envisager que des personnes et des organisations affiliées au réseau empruntent un chemin différent de ce dernier. Indépendamment de ces évolutions, la Confrérie restera, pendant les années à venir, un acteur essentiel pour l’avenir de l’islam en Occident.