Les réseaux sociaux ont eu un impact sur les scrutins des européennes et législatives, comme les différents sondages et les statistiques affolantes ont pu le démontrer. Beaucoup moins présent sur les réseaux sociaux et très divisé, le Nouveau Front Populaire est pourtant parvenu à faire de l’outil numérique une force de frappe capable de concurrencer Jordan Bardella, devenu presque un influenceur sur les applications préférées des jeunes. Un pari gagnant.
Par Nora Bussigny« Il faut un cap clair, on ne va pas refaire la Nupes, là », arguait Raphaël Glucksmann le 10 juin dernier sur France 2 à propos de la création du Nouveau Front Populaire. Une phrase guère stupéfiante, mais qui devient pourtant virale sur le réseau social TikTok où des milliers de jeunes utilisateurs s’amusent à imiter l’eurodéputé. Appelées ‘‘trends’’, ces imitations reprises à l’envi deviennent rapidement une chorégraphie dansée par les jeunes, et même un tube country. Futiles de prime abord, ces tendances permettent pourtant aux différents partis politiques d’être omniprésents. Une viralité que les équipes de communication ont bien comprise.
Avec un taux d’engagement (indicateur qui quantifie les interactions des utilisateurs à un contenu) proche de ceux d’influenceurs prisés par la jeune génération, Jordan Bardella est rapidement devenu une star des réseaux sociaux. Sur Instagram et TikTok, les votants sont légion, en attestent les statistiques communiquées par les applications.
Avec plus de 30 % d’utilisateurs âgés de 18 à 34 ans, Instagram qui appartient au groupe Meta (facebook) fédère. De son côté, TikTok annonce que quatre utilisateurs sur dix ont entre 18 et 24 ans et que 9,5 millions d’internautes français se rendent quotidiennement sur l’application. Des chiffres étourdissants, qui démontrent le poids que peut représenter une personnalité politique qui se montre suffisamment influente en ligne. À titre d’exemple, Jordan Bardella avec ses 1,6 million d’abonnés sur TikTok est parvenu à réunir le vote de 32 % des 18-24 ans.
Grâce à des vidéos mêlant humour, clash, coulisses et sérieux, l’équipe de la tête de liste du Rassemblement national, dont les vidéos avoisinent les 100 millions de vues, cumule onze fois plus de ‘‘j’aime’’ que sa concurrente aux Européennes, Manon Aubry (LFI). Ces chiffres communiqués par la plateforme de veille numérique Visibrain peuvent sembler abstraits de prime abord. Or, dès l’annonce de la dissolution, les élections législatives sont en une des réseaux sociaux, avec plus de 23 millions de messages publiés, depuis, à ce sujet.
Et si Jordan Bardella et le Rassemblement national caracolaient en tête durant les européennes, Visibrain nous apprend qu’au cours de la campagne des législatives, l’alliance du Nouveau Front Populaire (NFP) est parvenue à inverser les tendances. En effet, entrée les deux tours, le NFP a dépassé durant plusieurs jours le Rassemblement national, avant que ce dernier finisse par reprendre sa place, mais visiblement trop tard.
Jordan Bardella et Rima Hassan, ‘‘influenceurs’’ préférés des jeunes
Jordan Bardella n’est pas le seul à profiter de son influence sur un jeune public, majoritairement en âge de voter. De l’autre côté de l’échiquier politique, la désormais eurodéputée Rima Hassan, elle aussi parachutée au cœur de l’actualité, a su faire des réseaux sociaux sa force de frappe. Depuis le 7-Octobre et les attaques du Hamas sur les civils israéliens, la Franco-Syrienne a axé son contenu presque uniquement sur la question palestinienne dont elle a fait son cheval de bataille. Un sujet viral, particulièrement sur TikTok où les vidéos dédiées au ‘‘Block Out’’ (mouvement étroitement lié à l’activisme ‘‘Boycott, Desinvestissement, Sanction’’ (BDS), né sur les réseaux, en 2024, et vise à appliquer une ‘‘guillotine numérique’’ sur les stars pas suffisamment engagées en faveur de la Palestine) atteignent des centaines de millions de vues.
En quelques mois, Rima Hassan est parvenue à cumuler plus de 700 000 abonnés sur les réseaux sociaux X (ex Twitter), Instagram et TikTok. Très active, elle poste plusieurs fois par jour des vidéos face caméra, des tweets chocs et provocants ou encore des publications aux messages qui interpellent. Une omniprésence qui a semblé payer puisque cette dernière est parvenue à devenir eurodéputée et même à figurer en premier plan (toujours avec son kéfié) aux côtés de Jean-Luc Mélenchon le soir des résultats des législatives.
Gabriel Attal, l’égérie d’Ensemble
Avec une envolée guère prévisible au second tour des élections législatives, la coalition présidentielle Ensemble, composée des partis Renaissance, MoDem et Horizons, est parvenue à obtenir 168 sièges. Pour participer activement à faire barrage au Rassemblement national, Ensemble a su profiter de la personnalité de Gabriel Attal qui, malgré (ou grâce ?) aux polémiques liées à la promulgation de l’interdiction de l’abaya à l’école, jouit d’une belle popularité sur les réseaux sociaux. À l’aide de sessions de questions-réponses avec les jeunes sur l’application TikTok, Gabriel Attal (et ses équipes) commentent des vidéos et jouent régulièrement la carte de l’humour.
Mais ce que ni Gabriel Attal ni Jordan Bardella n’avaient vu venir, c’est la mise en scène par les utilisateurs de TikTok d’une relation amoureuse fantasmée entre les deux figures politiques. Appelés ‘‘edits’’, ces montages vidéo tirés de débats et d’interviews des deux protagonistes dépeignent une histoire d’amour naissante au succès retentissant. En effet, les vidéos atteignent rapidement des millions de vues et apportent un capital sympathie aux deux politiciens.
Une ‘‘love story’’ fictive dont s’est servi Jordan Bardella en ironisant sur le sujet, au plus grand plaisir des jeunes utilisateurs qui sont des centaines de milliers à ‘‘liker’’ ses réactions. Sauf qu’à contrario des tendances habituelles, c’est la réponse plus ‘‘sérieuse’’ de Gabriel Attal qui a séduit davantage. TikTok posté peu avant le second tour, on peut entendre le Premier ministre interpeller ses 400 000 abonnés. « Bonsoir à tous, je ne vais pas vous parler des edits », commence face caméra, la mine grave, Gabriel Attal. « Je vais vous parler de la République, parce que c’est ça qui est important. Et c’est ça qui se joue ce dimanche dans cette élection. Ce dimanche, il y a le risque que l’extrême droite du Rassemblement national de Jordan Bardella et de Marine Le Pen dispose d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale », développe-t-il afin de faire réagir ses abonnés. Une alerte qui semble payer : en témoigne le succès considérable de sa vidéo qui a atteint plus de 800 000 likes et plusieurs millions de vues, son plus gros succès sur l’application.
L’astroturfing, technique d’influence sur les scrutins
Une autre technique présente sur les réseaux sociaux semble avoir aussi joué un rôle prépondérant sur les élections françaises qui ont secoué le mois de juin 2024. Appelée ‘‘astroturfing’’ et issue des États-Unis, cette méthode donne l’illusion d’un mouvement d’adhésion ou d’opinion massif sur une publication grâce à de nombreux likes ou commentaires, augmentés de manière artificielle afin de désinformer le public, persuadé d’y voir l’engouement de ‘‘vraies personnes’’.
« Malgré l’importante volumétrie de messages publiés sur les législatives, une certaine partie du flux n’est pas ‘‘naturelle’’, avec des comptes faisant soit du spam, soit de la création de faux comptes jetables. », nous apprend Florent Lefebvre, un social data analyste partenaire de Visibrain, qui a analysé et cartographié l’activité autour des élections législatives de 2024 sur X. « Les comptes à spam étaient surtout présents dans la communauté soutenant Reconquête et le Rassemblement national. Ils ont contribué à rendre cette communauté plus visible sur X/Twitter au sujet des législatives ».
Sur TikTok, la question se pose aussi, surtout quand on sait que l’algorithme de l’application chinoise est connu pour « favoriser » tel ou tel contenu auprès de ses utilisateurs. Une influence dénoncée par Claude Malhuret, le rapporteur de la commission d’enquête du Sénat sur le réseau social TikTok. Ce type de désinformation fomentée par l’application a d’ailleurs conduit le Gouvernement français à suspendre TikTok en Nouvelle-Calédonie, durant l’état d’urgence, en mai dernier, afin de limiter les contacts entre les émeutiers et surtout pour contenir l’ingérence et la désinformation de pays étrangers.
Historiques compromettants
Loin d’être seulement un avantage pour influencer les scrutins, les réseaux sociaux peuvent aussi devenir un handicap pour ceux qui en font usage. Alors que les candidats LFI étaient les premiers à se retrouver épinglés pour leurs publications 2.0 très problématiques durant les Européennes, la situation s’est renversée lors des législatives à la défaveur du Rassemblement national.
« J’ai cru voir des clandestins repartir chez eux et là paf, c’était que la pseudo-équipe de France qui partait au Qatar. », publiait sur son compte Facebook Christian Pérez, candidat RN dans la 8ème circonscription du Finistère, la veille de la Coupe du monde de football 2022. Des propos révélés sur les réseaux sociaux et par le média en ligne Streetpress qui lui ont très certainement coûté les élections, alors qu’il était donné largement gagnant lors du premier tour.
Des dizaines de candidats du Rassemblement national ont ainsi vu leur présence en ligne scrutée à la loupe, afin de contredire l’intransigeance affichée de Marine Le Pen à l’encontre de propos racistes ou antisémites. Cette veille numérique a révélé de nombreux candidats investis par le RN ayant tenu des propos discriminants en ligne. C’est le cas par exemple d’Agnès Pageard, dont l’historique de tweets révèle une obsession pour les Juifs et un complotisme éhonté (Lire page 26) ou de Nadedja Remy, battue au second tour des législatives dans la 2ème circonscription du Val-d’Oise), après la découverte de ses messages de soutien et d’admiration pour Poutine et sa comparaison des Ukrainiens aux nazis.
Plus largement, les réseaux sociaux ont très activement contribué à l’efficacité du ‘‘barrage républicain’’. Une influence remarquée surtout dans l’entre-deux tours et plus précisément lors deux jours de ‘‘silence électoral’’ précédant le scrutin. Un ‘‘silence’’ imposé aux candidats, aux partis politiques et au médias traditionnels, mais pas aux citoyens lambda qui avaient le champ libre, sur les réseaux sociaux, et qui se sont donné à cœur joie pour relever et dénoncer l’amateurisme, le manque de préparation, le racisme, l’antisémitisme de certains candidats du Rassemblement national encore en lice pour le second tour. Et parfois même leur… délinquance !
C’est ainsi, par exemple, que la candidate RN, Annie Bell, qualifiée au second tour dans la 3ème circonscription de Mayenne n’a pas échappé aux radars des ‘‘citoyens internautes’’. Ces derniers ont fait ressurgir sur les réseaux sociaux une vieille coupure de presse du journal Ouest-France racontant la prise d’otage à main armée effectuée par la désormais septuagénaire, à Ernée en 1995. Elle a ainsi été largement battue le 7 juillet : 31,09 % contre 68,91 % pour son adversaire, le candidat Horizons Yannick Favennec.