Politologue et essayiste, ancienne directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès (2017-2020), Chloé Morin a été conseillère de deux Premiers ministres de gauche, Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls (2012-2016). Elle est l’auteure de plusieurs essais dont ‘‘Les Inamovibles de la République : Vous ne les verrez jamais, mais ils gouvernent’’, (Éditions de l’Aube, 2020), ‘‘Le Populisme au secours de la démocratie ?’’ (Gallimard, 2021) et ‘‘On a les politiques qu’on mérite’’ (Fayard, 2022). Dans cet entretien, elle analyse les répercussions de la censure du gouvernement Barnier.
Par Nicolas Chene– Comment en est-on arrivé à cette situation de blocage qui a provoqué la censure du gouvernement Barnier ?
– Aujourd’hui, quand on observe l’opinion publique, on se rend compte que les Français considèrent qu’Emmanuel Macron est en grande partie responsable de cette situation, parce qu’il est comptable de la politique menée depuis sept ans et parce qu’il a choisi la dissolution. Pour autant, est-ce que si l’économie se dégrade, si nous allons vers une crise financière, les acteurs de ce blocage, et notamment Marine Le Pen, ne seront-ils pas tenus pour responsables ? C’est une inconnue. Marine Le Pen fait le pari qu’elle ne sera pas tenue pour responsable même si les taux d’intérêt augmentent, s’il y a des faillites d’entreprises et si la situation économique se dégrade. C’est un pari. Et seul l’avenir nous dira s’il est gagnant.
– Est-ce que Michel Barnier sera aussi tenu responsable de ce blocage ?
– Moi, j’ai toujours pensé que le blocage actuel a deux causes majeures. Et elles sont électorales. La première est que le visage de l’Assemblée nationale devrait évoluer dans six mois, avec un nouveau retour aux urnes des électeurs. Cette assemblée-là ne peut pas voter des mesures aussi impopulaires que celles proposées par Michel Barnier ! La seconde raison qui a fait que la mission de Michel Barnier semblait compliquée, dès le début, ce sont les ambitions présidentielles des uns et des autres pour 2027. Compte tenu du fait qu’Emmanuel Macron ne se représentera pas, le jeu est très ouvert. Les uns et les autres se positionnent déjà. Et ceux qui souhaitent être élus demain à la présidence de la République ne veulent évidemment pas être comptables de la politique menée aujourd’hui. Par conséquent, ils ne sont pas allés à la rescousse de Michel Barnier.
– Quels sont les scénarios les plus probables pour l’après Barnier ?
– Que Michel Barnier soit reconduit, cela me semble inenvisageable. Parce que Marine Le Pen, tout autant que la gauche, diraient : vous vous moquez de nous ! ? On censure un Premier ministre et vous nous remettez le même ! Franchement, cela me semble impossible. L’idéal pour Emmanuel Macron – et il l’a déjà exprimé l’été dernier – serait de faire une coalition qui aille des Socialistes ou des Écologistes jusqu’aux Républicains. Seule cette solution permettrait d’éviter d’être à la merci de La France insoumise ou du Rassemblement national.
– Une telle coalition est-elle possible ?
– Cela me semble fort improbable. Et, là encore, pour une raison électorale : les députés socialistes ont besoin, pour leur réélection, d’une alliance avec LFI. Tant que nous aurons un scrutin majoritaire à deux tours, les Socialistes seront tributaires de l’alliance avec LFI pour être réélus. Et donc, la seule hypothèse qui pourrait détacher les Socialistes de cette alliance-là serait d’instaurer un scrutin proportionnel. C’est d’ailleurs ce que Michel Barnier avait proposé et ce sur quoi il s’était engagé, car c’est aussi une demande du Rassemblement national. Sinon, les Socialistes ne prendront jamais le risque de gouverner avec les Républicains, les anciens macronistes ou le reste de la gauche sans LFI, car ils risqueraient de se mettre à dos le parti dont dépend leur réélection.
– L’hypothèse d’un Premier ministre technique vous semble-t-elle crédible ?
– Je ne crois absolument pas à cette hypothèse, car un Premier ministre technique, ça n’existe pas, dès lors que tous les choix qu’il aura à faire sont politiques. Augmenter les impôts des plus riches, c’est un choix politique. Baisser les impôts des catégories modestes, c’est aussi un choix politique. Donc, il n’y a pas de Premier ministre technique par nature. Il serait forcément l’émanation d’une Assemblée qui, elle, est très politique et aussi très divisée.
Par ailleurs, un Premier ministre technique serait un problème pour Emmanuel Macron, car n’ayant pas de légitimité politique propre, il aura besoin de celle du président de la République. Donc, tous ses choix et toutes ses erreurs seraient imputés directement à Emmanuel Macron. Or, celui-ci n’y a aucun un intérêt : il ne veut surtout pas risquer d’être fragilisé davantage, parce qu’il sait qu’ensuite, sa démission sera systématiquement demandée.
– La démission d’Emmanuel Macron vous semble-t-elle envisageable ?
– Elle est mise sur la table par deux acteurs qui y ont intérêt : Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Mélenchon parce qu’il s’est engagé dans une course contre la montre, sachant qu’il est en train de perdre de sa superbe dans l’opinion. Il se fait doubler par les socialistes, donc il a besoin de les prendre de court et d’aller à la présidentielle sans attendre 2027. Marine Le Pen y a aussi intérêt, parce qu’elle a un calendrier judiciaire et se retrouve avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : celle de l’illégitimité.
Tous les autres prétendants à l’Élysée savent pertinemment qu’ils n’ont pas intérêt à provoquer la démission d’Emmanuel Macron. Ils se préparent pour 2027 et, comme ils aspirent à la Présidence, ils ne veulent pas d’un Président démissionnaire. Cela créerait un précédent qui pèserait sur eux s’ils accédaient à l’Élysée.
– Quelle serait alors l’alternative qui empêcherait que le blocage actuel continue ?
– Ce serait soit un Premier ministre de centre droit, autre que Michel Barnier, qui serait capable de discuter davantage avec le Rassemblement national que Michel Barnier ne l’a fait. Ou alors un Premier ministre de centre gauche, qui ferait l’unanimité à gauche. Or, on a vu que c’est très compliqué pour la gauche de s’accorder pour proposer un Premier ministre. Il faudrait, donc, qu’un éventuel Premier ministre de centre gauche fasse l’unanimité entre les Socialistes, les Écologistes et les Insoumis. Et qu’en plus, ce Premier ministre soit capable d’aller discuter avec le bloc central.
On voit bien que quelle que soit l’hypothèse retenue, ce sera extrêmement complexe de trouver un Premier ministre qui fasse consensus. C’est un peu le mouton à cinq pattes qu’Emmanuel Macron va devoir trouver !