L’historienne et écrivaine, Nicole Bacharan, éminente spécialiste des États-Unis où elle a longtemps vécu, analyse les raisons du naufrage des Démocrates et du triomphe de Donald Trump.
Par Martine Gozlan– Au soir de l’élection de Donald Trump, votre première réaction a été de constater que les Américains n’étaient pas prêts à élire une femme…
– Nicole Bacharan : Dans un monde dangereux où le niveau d’anxiété des citoyens est très élevé, entretenu par les réseaux sociaux mais aussi par des agents d’influence russes, la première puissance mondiale, dans l’esprit des gens, doit avoir plutôt un homme comme commandant en chef. Un homme qui répète comme un mantra « Je vais vous protéger ». Certes, Kamala Harris n’a pas été à la hauteur notamment de ce qu’avait tenté naguère Hillary Clinton. Néanmoins, je pense que dans ce pays-là, avec ce rôle mondial, il ne peut pas y avoir de majorité pour élire une femme, même de grand talent, et cela pour longtemps. Ce facteur important à mon sens de la réélection de Trump, dit beaucoup de choses de notre époque. Les femmes n’ont pas pesé dans cette affaire, la question de leur santé, par exemple, n’a pas été une priorité. Mais bien sûr, de multiples autres facteurs sont entrés en ligne de compte.
– Lesquels vous sont apparus comme les plus importants ?
– Du côté des Démocrates, l’affaiblissement de Joe Biden a été caché ces deux dernières années par son entourage, par la Maison-Blanche. Il était pourtant de plus en plus visible : le Président ne donnait pas de conférence de presse ; il était diminué. Il y a eu ses multiples erreurs de noms, de dates, et le débat catastrophique dont on s’est bien douté que ce n’était pas juste une mauvaise soirée… Alors qu’il s’était engagé à faire un seul mandat, il s’est accroché au pouvoir. Kamala Harris n’a eu que seize semaines pour faire campagne alors qu’une campagne électorale dure normalement deux ans, avec des candidats vus et revus dans toutes les circonstances, avec leurs jours de triomphe et de défaite, leurs réactions aux crises. C’est ainsi que l’électeur finit par se faire une opinion. Or, sur Kamala Harris, il y avait une inconnue : avait-elle vraiment la carrure ? En témoigne finalement son incapacité, le soir de la défaite, à aller à la réunion prévue, remercier les volontaires.
– Sa défaite signe-t-elle la fin du Parti démocrate ?
– Ils sont balayés et les couteaux sont tirés. Ils ont perdu si largement qu’on ne s’intéresse pas à ce qui a pu être fait de bien. Le message économique de Kamala Harris était si confus ! Elle l’a construit petit à petit, avec une distorsion entre la macroéconomie et le vécu de chacun. Biden avait hérité, avec la Covid 19 et la guerre en Ukraine, d’une économie en crise avec une inflation à deux chiffres. Certes, il a très bien travaillé en ramenant l’inflation et l’emploi à de très bons niveaux. Mais les prix demeurent très élevés. Le pouvoir d’achat a été le facteur majeur de la défaite démocrate : beaucoup de gens se sont dit qu’ils n’avaient pas les moyens de voter pour une nouvelle expérience démocratique. Quand il était en campagne, Biden disait aux électeurs rencontrés sur sa route que son bilan économique était formidable. C’était exact. Seulement il disait cela à des gens qui n’arrivaient plus à payer leurs courses au supermarché. Et ils se sentaient totalement abandonnés. Kamala Harris a essayé de corriger le tir là-dessus, mais très tard. Et il y a eu une aberration : elle ouvrait la page de son site web sur une initiative économique en faveur des hommes noirs. Une idée démente, humiliante, ultra-raciste ! C’était dans le prolongement de cette folie d’un progressisme identitaire : il n’y est plus question de justice sociale pour tous. Il est question d’aller réparer des micro-agressions de toutes les petites catégories raciales, sexuelles. Ce discours est tellement élitiste, tellement incompréhensible pour presque tous les Américains ! Aller voir les ouvriers et leur parler de privilèges blancs, cela signe la fin de ce Parti démocrate-là. Je ne sais pas comment il va se recomposer, qui va le dominer : il est mort. On va faire son autopsie.
– Et maintenant, quel est le Donald Trump qui nous revient ?
– Les Américains l’ont choisi en toute connaissance de cause. En 2016, il y avait de l’inconnu, un flottement. Ferait-il vraiment ce qu’il avait dit ? Là, non. Les électeurs savent parfaitement qui il est. Un homme qui a triomphé de tout. Il a écrasé le système judiciaire, gagné avec une victoire incontestable. Il domine les trois pouvoirs : l’exécutif, le judiciaire et le Sénat, il aura probablement la Chambre. Est-ce qu’un tel triomphe, chez quelqu’un dont on connait la personnalité de pervers narcissique, peut apporter un certain apaisement ? Toute sa vie, il a voulu prouver et prouver encore son besoin de revanche. Je l’ai observé à New York dans les années 1980 : il proclamait qu’il était le meilleur et on le sentait mort de trouille au fond de lui-même. Désormais, il a 78 ans et c’est le grand chelem !
– Comment la société américaine, un exemple de l’efficacité des contre-pouvoirs, pourra-t-elle fonctionner sans eux, sans ces garde-fous ?
– Il en reste tout de même quelques-uns. Il reste les États, les gouverneurs, les maires qui ont des pouvoirs étendus dans leurs zones géographiques respectives. Il reste une partie du système judiciaire. Il reste la complexité de toutes les grandes procédures qui rendent les virages importants plus difficiles à prendre. Mais ces contre-pouvoirs sont très divisés. D’autant plus qu’à son arrivée en 2017, Trump était tout de même entouré par l’Establishment républicain. Aujourd’hui il n’a plus autour de lui que des idéologues et des serviles face à un homme qui va rester extravagant, versatile, colérique. Ils ont un manuel, une méthode pour faire appliquer la politique qu’eux-mêmes veulent. Ça va être beaucoup plus efficace que pendant le premier mandat. Ce n’est pas la fin de la démocratie américaine mais un sérieux tournant autoritaire. On peut en tirer de nombreuses leçons de notre côté de l’Atlantique. Car beaucoup de leviers de cette élection sont présents en France et en Europe. Le rejet des élites, les abandonnés de la mondialisation, le sentiment d’invisibilité, les frustrations face au manque de reconnaissance : tous ces facteurs sont extrêmement vivants dans nos sociétés. Sans oublier la fatigue démocratique, le court-termisme. Planant sur toutes ces lassitudes et colères, s’impose l’idée qu’un homme fort, ce serait la solution.
– Peut-on espérer que le wokisme, qui a tout de même servi de repoussoir et dégradé considérablement l’image des Démocrates, est en fin de course ?
– Après une raclée aussi monumentale, il va y avoir une prise de conscience. Les Clinton et Obama ont été débordés par les wokes, ce n’était pas du tout le fond de leur pensée. Certes, il y a des gens qui resteront accrochés à leurs obsessions, des Aymeric Caron américains ! Mais il faut aussi compter avec les ambitieux, comme Alexandria Ocasio-Cortez (députée démocrate à l’aile gauche du parti) qui se voit… Présidente. Elle a fait campagne à fond pour Kamala Harris sans un mot de wokisme, sans un mot sur Gaza… On miserait donc, après ce champ de ruines, sur un nouveau parti démocrate moins identitaire, ayant deux sous de bon sens et d’intelligence. C’est à cette condition qu’il pourra ressusciter.
BIOEXPRESS
Auteure de nombreux ouvrages sur les États-Unis, cette Américaine de cœur fait d’incessants allers-retours entre Paris et New York pour écrire ses livres, parmi lesquels ‘‘Les secrets de la Maison-Blanche’’ (Perrin, 2014, avec Dominique Simonnet) et ‘‘Les grands jours qui ont changé l’Amérique’’ (Perrin, 2021). Elle a rendu hommage à sa mère, Ginette Guy, avec ‘‘La plus résistante de toutes’’, (Stock, 2023), un récit qui a reçu le prix Simone Veil.