fbpx
 
 

Pour une lecture optimale, téléchargez gratuitement l'Appli GWA pour tablettes et smartphones
BALTEL/SIPA

 

Frédéric Encel : ‘‘Al-Joulani n’est pas devenu ‘‘modéré’’, mais il a tout intérêt à agir avec pragmatisme et prudence’’

10 décembre 2024 Interviews   305  

Géopoliticien et essayiste, Frédéric Encel analyse les répercussions du nouveau choc qui secoue le Proche-Orient, après la chute du régime Assad en Syrie et la prise du pouvoir par une coalition islamiste menée par Abou Mohammed al-Joulani, ancienne figure de Daech et d’al-Qaïda…

Par Nicolas Chene

Comment expliquez-vous l’accélération des événements qui a conduit à la chute du régime d’Assad ?

– La débandade du régime d’Assad s’explique de deux manières, me semble-t-il ; la première est interne, la seconde externe. En interne, on a affaire à une armée extrêmement fatiguée, qui a perdu énormément de soldats pendant treize ans de guerre civile. Le fer de lance de cette armée sont les Alaouites, dont est issu Assad. Aujourd’hui, pratiquement un tiers des garçons alaouites a été tué ou blessé lors des combats depuis 2011. Et c’est un facteur qui a beaucoup joué. Le facteur externe concerne le manque d’alliés. Le Hezbollah, l’Iran et la Russie sont restés des alliés du régime syrien, mais ils sont complètement défaillants. Israël mène la vie dure au Hezbollah ces dernières semaines. Et on a bien vu la concomitance entre l’avancée fulgurante de la coalition islamiste sur Damas et le cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah. Du coup, l’Iran n’a plus de continuum géographique pour soutenir directement le Hezbollah, la Syrie étant la pièce maîtresse de ce continuum. Quant à la Russie, elle a démontré un certain ridicule. Je veux dire par là que ce qui était, il y a trois ans encore, la deuxième armée du monde, connaît de très grandes difficultés, comme on a pu l’observer en Ukraine depuis deux ans et demi. Elle a été est incapable de soutenir un allié très important, qui est en fait son seul appui dans l’espace méditerranéen et moyen-oriental depuis 1959. Par conséquent, le régime d’Assad a perdu tous ses alliés, ce qui l’a conduit à sa perte.

Selon vous, comment les choses évolueront-elles dans la Syrie post-Assad ?  

– Je pense que la nouvelle coalition au pouvoir dispose de cartes extrêmement faibles. Certes, elle a réussi à casser très rapidement le régime d’Assad, mais elle ne dispose pas d’atouts internes très importants. D’abord parce que plusieurs communautés attendent de voir comment elle va se comporter, notamment les minorités alaouite, chrétienne, druze, et surtout les Kurdes. Toute la région Nord-Est qui fait partie du Kurdistan, n’est absolument pas sous le contrôle de cette coalition qui, sur le plan militaire, est assez faible en réalité. Autre difficulté : les relations avec l’Occident. Est-ce qu’al-Joulani va être aussi dogmatique que ses prédécesseurs d’al-Qaïda et de Daech ? Va-t-il jouer immédiatement la carte du djihad mondial ou du moins régional ? Au risque de faire peur à la communauté internationale et aux États de la région. Et s’attirer les foudres aériennes des puissances occidentales qui, ne l’oublions pas, ont permis de casser le proto-État de Daech. Je ne crois pas qu’al-Joulani soit devenu plus modéré. Il n’existe pas d’islamistes modérés. Mais je pense que lui et ses hommes feront preuve de beaucoup de pragmatisme et de prudence, tout cela pour plusieurs raisons : ils savent qu’ils doivent beaucoup, voire tout, à la Turquie, qu’il serait extrêmement dangereux pour eux de s’approcher de la frontière israélienne et qu’ils ne contrôlent pas la totalité de l’espace syrien, loin s’en faut.

Vous avez évoqué le rôle de la Turquie dans le soutien à al-Joulani et ses hommes. Quels sont les desseins d’Erdogan dans la Syrie post-Assad ? 

– Le moins que l’on puisse dire est que le président turc est d’une grande duplicité. Le soutien d’Erdogan a joué un rôle déterminant dans l’attaque fulgurante qui a fait chuter Assad. Idlib, le bastion de la rébellion est à la frontière turque. Sans la complaisance, voire la complicité active sur le plan militaire et économique de la Turquie, les djihadistes n’auraient jamais pu monter une coalition victorieuse. C’est une certitude. D’autant plus que, depuis des années, Erdogan veut renvoyer en Syrie 2 à 3 millions de réfugiés syriens arrivés en Turquie depuis le début du conflit. Le prétexte des réfugiés est utilisé par la Turquie pour justifier son occupation du nord de la Syrie. En droit international, c’est une occupation en bonne et due forme. Aujourd’hui, il est clair que dans la Syrie post-Assad, Erdogan est le grand vainqueur, car il est le parrain de la coalition qui a renversé le régime.

Quelles seront, selon vous, les répercussions de l’arrivée au pouvoir d’al-Joulani et ses hommes pour Israël ? 

– Pour moi, Israël est l’autre grand vainqueur. L’arrivée au pouvoir des rebelles et la chute du régime d’Assad sont des conséquences directes de la victoire d’Israël contre le Hezbollah et l’Iran. Sans ce succès très net contre le Hezbollah, et par ricochet contre l’Iran, la coalition rebelle n’aurait pas pu l’emporter aussi rapidement, parce que le Hezbollah serait immédiatement allé au secours d’Assad, comme il l’a déjà fait au cours des années 2010.

Reste à savoir si cette coalition islamiste qui a pris le pouvoir en Syrie – dont l’armée est, pour l’instant, faite de bric et de broc – pourrait à terme constituer une menace pour Israël…

BioExpress

Frédéric Encel, 55 ans, docteur en géopolitique, professeur de relations internationales et de sciences politiques (Paris School of business), a reçu le prix de l’Académie des sciences morales et politiques. Auteur de 17 essais, son dernier ouvrage a pour thème ‘‘Les voies de la puissance’’, Odile Jacob, 2022, et Poche 2023.