La révolution est en marche à Damas. Une fois de plus, en terre arabe, l’Histoire bascule et le peuple syrien retient son souffle. Bachar el-Assad a fui le pays et les islamistes ont pris le pouvoir. Pour quels lendemains ? Les bataillons conduits par Abou Mohammed al-Joulani, ancien djihadiste de Daech puis d’al-Qaïda dont il aurait divorcé en 2016, remercient Allah depuis la Mosquée des Omeyyades, à Damas, scintillant symbole du sunnisme. Des images qui marqueront l’Histoire dont nul ne sait comment elle tournera.
La capitale du ‘‘Cham’’, cœur de l’Orient arabe, cité mythique des poètes et des guerriers, change de maitre. Bachar, le dernier des Assad, bourreau de son peuple – plus de cinq cent mille morts entre 2011 et 2016, six millions d’exilés – s’est réfugié à Moscou.
Le parrain russe, dépassé par les événements et débordé par le front ukrainien qui mobilise l’essentiel de ses troupes, accuse réception de l’ex-tyran et allié dans un communiqué laconique. L’Iran, l’autre mentor du vaincu, est saisi par l’angoisse. Après l’effondrement du Hezbollah, durement frappé par Israël, c’est la Syrie qui lui échappe. Téhéran se fend d’une déclaration douloureuse qui réclame « un gouvernement inclusif » et « des relations amicales » avec Damas.
Les Gardiens de la Révolution islamique chiite frissonnent sous leurs turbans devant cette révolution sunnite qui a déferlé depuis la province d’Idlib et les contreforts turcs, actionnée par Recep Tayyip Erdogan.
Si la forteresse d’Assad s’est écroulée comme un château de cartes, lâchée par ses propres défenseurs, troufions payés quelques dizaines de dollars par mois alors que les proches du dictateur roulaient en Ferrari rouge sang, qu’en sera-t-il demain du château de Khamenei, infiltré par le Mossad et honni par des millions de jeunes Iraniens ?
C’est la première leçon de ce formidable bouleversement géopolitique : les tyrannies ne durent jamais.
La seconde leçon est plus amère. Pourquoi la libération de Damas, célébrée dans toutes les capitales de l’exil syrien, de Berlin à Paris, Vienne, Stockholm, Athènes et Istanbul, a-t-elle les couleurs de l’islamisme le plus hard ? Tant d’espoir illumine le regard des femmes et des hommes qui ont perdu leur pays que nous avons mal de le voir fané par le doute et la peur.
Et pourtant ! Le grand journaliste et historien Samir Kassir, que j’avais eu l’honneur et le bonheur de rencontrer à Paris en 2004, lors de la parution en France de son chef d’œuvre intitulé ‘‘Considérations sur le malheur arabe’’ (Actes Sud), avait bien identifié la peine qui dévaste les âmes dans le monde où il était né. « Pourquoi ne pouvons-nous choisir qu’entre deux douleurs ? », me disait-il. Je revenais de Bagdad déchirée par les affrontements confessionnels et la guerre américaine, il repartait à Beyrouth où semblait éclore un printemps libanais. Samir Kassir fut assassiné un an plus tard, en juin 2005, dans un attentat des services secrets syriens.
Ses mots résonnent encore dans ma mémoire alors que les commanditaires de son meurtre ont été vaincus ces jours-ci. Mais par qui ? Par les groupes qui ont soutenu la chasse aux Chrétiens et aux Kurdes, enfermé les femmes et égorgé les opposants laïcs ? Si al-Joulani affirme avoir répudié ce passé et se présente désormais aux caméras occidentales, non plus sous son nom de guerre, mais sous son véritable état civil, Ahmed Hussein al-Chara, a-t-il vraiment changé d’ADN politique et religieux ?
À Idlib, cette province syrienne dont Erdogan l’a aidé à prendre le contrôle, les curés peuvent dire la messe mais les croix sont interdites. Al-Joulani, explique Fabrice Balanche, géographe et orientaliste, l’un des meilleurs connaisseurs de cette région, « impose avec son gouvernement du salut un totalitarisme islamique sur le modèle de Daech à Raqqa, mais sans médiatisation des excès sanguinaires et avec un grand sens de la diplomatie à l’égard de la Turquie et des Occidentaux… »
Cet homme vient de prendre Damas. De toutes les chancelleries, pleuvent les messages de soulagement devant la chute du tyran et les appels à une « transition » qui respectera toutes les Syries, de la sunnite majoritaire à la chrétienne inquiète et l’alaouite vaincue, en passant par la kurde résistante et meurtrie.
Un exilé à Paris, manifestant sa joie place de la République, évoquait un « Noël syrien ». Il est fort improbable de le voir inscrit sur l’agenda d’Abou Mohammed al-Joulani !