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Brian Inganga/AP/SIPA

 

Somaliland, un État fantôme qui attise les convoitises

4 février 2024 Investigations   103007  

Indépendante depuis 1991, l’ancienne Somalie britannique n’est toujours pas reconnue par la communauté internationale. Elle n’élève que des chameaux, des moutons et des chèvres, mais sa situation stratégique, sur le golfe d’Aden, intéresse l’Éthiopie, son grand voisin (120 millions d’habitants), qui n’a pas d’accès à la mer, depuis l’indépendance l’Érythrée. La Turquie et le Qatar se sont implantés à Mogadiscio (Somalie), tandis que les Émirats arabes unis investissent massivement à Berbera, le grand port du Somaliland. Les Chinois possèdent une base militaire à Djibouti et Taïwan s’intéresse à Sallahey, au sud d’Hargeisa, la capitale su Somaliland, où un gisement pétrolier a été découvert.

Par Ian Hamel

Le Somaliland est inconnu en France, comme dans la plupart des pays du monde. C’est pourtant un territoire de 176.000 km2, soit environ un tiers de la superficie de l’Hexagone, peuplé de trois à quatre millions d’habitants, vivant principalement de l’exportation du bétail vers les pays du Golfe, notamment lors des fêtes religieuses. En 1960, cette ancienne colonie britannique devenue indépendante fusionne avec la Somalie, l’ancienne colonie italienne. Mais trois décennies plus tard, elle s’en détache, après une sanglante guerre civile. L’Union africaine n’a jamais voulu cautionner cette sécession.

Il existe une bande dessinée en français, intitulée ‘‘Somaliland’’. Elle raconte l’histoire souvent tragique de cette contrée oubliée de la Corne de l’Afrique1. L’héroïne de cette BD ? La chanteuse Sahra Halgan. Elle était infirmière durant les combats qui opposaient Hargeisa à Mogadiscio. Réfugiée pendant plus de deux décennies à Lyon, elle est revenue dans son pays natal où elle anime dans la banlieue d’Hargeisa, Hiddo Dhawr, un centre culturel, à la fois restaurant et salle de concert.

Emblème de la résistance, Sahra Halgan compte parmi les rares Somalilandais à pouvoir s’exprimer assez librement. Car tout ne va pas pour le mieux dans cet État fantôme. En début d’année, une milice, fidèle au gouvernement somalien, s’est emparée de La Sanod (150.000 habitants), la capitale de la province de Sool, au prix de centaines de morts et de dizaines de milliers de réfugiés. Les élections présidentielles, qui devaient se dérouler en novembre 2022, ont été repoussées de deux ans. Des journalistes sont emprisonnés.À Hargeisa, notre hôtel était protégé par des hommes en armes. Pour circuler à l’intérieur du pays, nous devions embarquer dans notre véhicule (et rémunérer) un policier et son fusil. Toutefois, comme le souligne Axelle Djama, autrice d’une thèse consacrée aux forces de sécurité au Somaliland, s’il existe des cellules de Shebabs (des groupes de terroristes islamistes) dans le pays, elles « ne parviennent pas à mettre en place leur projet terroriste2 ». Les raisons ? Les services de renseignements, la police et l’armée, discrètement encadrés par les Américains et les Britanniques, quadrillent plutôt efficacement le nord du pays. Durant notre séjour, concentré dans le nord du Somaliland, nous n’entendrons pas un seul coup de feu.

Conflit pour le port de Djibouti       

« Chaque jour où j’apprends à quelqu’un l’existence du Somaliland, je gagne quelque chose », assure la chanteuse Sahra Halgan. Malheureusement, cela ne suffit pas pour que la communauté internationale reconnaisse ce territoire. Résultat, depuis plus de trente ans, l’ancienne Somalie britannique est exclue des circuits financiers mondiaux, Banque mondiale, Fonds monétaire international. L’Unesco ne peut pas classer et protéger les peintures rupestres de Las Geel, vieilles de 5 à 10.000 ans, et donc préislamiques, menacées par les salafistes. Pas de subsides non plus pour restaurer le quartier ottoman de Berbera qui tombe en ruines. La ville (300.000 habitants) va pourtant devenir l’un des grands ports de l’Afrique de l’Est.

Le 13 octobre 2023, Abiy Ahmed, le Premier ministre éthiopien, a mis en émoi toute la région en expliquant que la paix dépendait d’un accès à la mer Rouge pour l’Éthiopie enclavée et ses 120 millions d’habitants, qui en font le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique. Il précisait toutefois qu’Addis-Abeba ne ferait « pas valoir ses intérêts par la guerre », mais uniquement par le dialogue. Depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1993, l’essentiel des importations et des exportations d’Éthiopie passe par le port de Djibouti.

En 2014, Dubai Port World, le plus grand opérateur portuaire des Émirats arabes unis, signe un contrat avec le port de Doraleh, à Djibouti. C’est l’un des passages les plus fréquentés au monde, près de 20 % du commerce maritime mondial transite par la mer Rouge. Mais en 2018, c’est la rupture brutale. « Certains y ont vu la main de Pékin, solidement ancrée dans la région, par le truchement de la mise en œuvre opérationnelle de sa première base navale militaire sur le continent africain », écrit en novembre 2018 le site Ports et corridors, spécialisé dans le transport maritime et la logistique portuaire3. Depuis, malgré plusieurs victoires judiciaires, notamment devant la Cour internationale d’arbitrage de Londres, dans le conflit qui l’oppose à China Merchants pour le terminal à conteneurs de Doraleh, DP World n’a pas pu reprendre ses activités à Djibouti.

1200 hectares de zone industrielle

Cependant, il ne faut pas oublier que DP World est considéré comme un véritable levier diplomatique de la politique extérieure des Émirats, comme le souligne une étude du Policy Center for the New South4. Berbera n’est qu’à 250 kilomètres à vol d’oiseau de Djibouti. DP World a donc signé un bail avec le Somaliland s’engageant à agrandir le port de Berbera, l’un des rares en eau profonde de la Corne de l’Afrique, et à le gérer pendant 30 ans. Un investissement de 442 millions de dollars.

Le 2 mars 2021, Muse Bihi Abdi, le président du Somaliland, et Sultan Ahmed Bin Sulayem, PDG de DB World, ont inauguré la Berbera Economic Zone (BEZ), une zone franche située à quinze kilomètres du port, d’une superficie de 1.200 hectares. Avec pour première implantation, une usine d’embouteillage d’huile de table. D’où le titre de Classe Export, le magazine du commerce international : ‘‘Poussé par DP World, le port de Berbera met les bouchées doubles pour grignoter Djibouti5’’.

Ces investissements ne concernent pas seulement le Somaliland, qui se contente d’envoyer chaque année par le port de Berbera plusieurs centaines de milliers d’animaux vivants, chameaux, vaches, moutons, chèvres, dans les pays du Golfe. Il s’agit essentiellement d’arracher une part de marché significative au port de Djibouti, où transitent 90 % du trafic commercial éthiopien. Encore faut-il pouvoir accéder, sans trop de difficultés, depuis la capitale éthiopienne jusqu’au port de Berbera, soit un millier de kilomètres.

Un accord a été signé avec Addis-Abeba le 6 mai 2021 pour l’amélioration de la route allant d’Addis-Abeba à la frontière avec le Somaliland. Quant aux infrastructures à l’intérieur de l’ancienne Somalie britannique, elles sont en grande partie financées par le Fonds d’Abu Dhabi pour le développement. Nous avons pu constater, lors de notre déplacement, que les travaux sont très avancés, notamment avec la construction de ponts. Le ‘‘corridor de Berbera’’ n’a plus rien à voir avec les routes et pistes défoncées du reste du pays, notamment en direction du sud. La facture totale devrait flirter avec le milliard de dollars.

L’hostilité de la Somalie… et de la Chine

Il n’y a pas que la fée émiratie qui se penche sur le berceau de ce pays qui n’existe pratiquement pas. Le Somaliland s’est trouvé un autre partenaire solide, quoique non reconnu en tant qu’État indépendant, puisqu’il s’agit de Taïwan. Taïpei a ouvert un bureau de représentation à Hargeisa en août 2019. Un gisement pétrolier a été localisé à proximité de la ville de Sallahey, et le Somaliland cherche à attirer des investissements taïwanais dans les domaines du pétrole et du gaz. De quoi courroucer à la fois la Somalie et la Chine. Mogadiscio a déjà rappelé que seule une institution légalement autorisée peut accorder des permis. Quant à Essa Kayd Mohamoud, le ministre somalilandais des Affaires étrangères, il a rappelé que « La Chine ne peut pas nous dicter sa conduite. Nous mènerons nos affaires comme nous l’entendons ».

Depuis la perte de Las Anod, il règne un climat de guerre au Somaliland. Son armée a subi une déroute. Le président Muse Bihi Abdi a bien promis en août 2023 de « prendre sa revanche ». Mais, six mois plus tard, la contre-offensive n’a toujours pas eu lieu. « Il n’est pas impossible que la Chine ait armé et financé des milices somaliennes pour punir le Somaliland de son alliance avec Taïwan », nous a confié un proche du pouvoir. Et si, plus simplement, c’était la Somalie, dont la Turquie est devenue le premier partenaire économique, qui venait rappeler qu’elle n’a jamais accepté la sécession du Somaliland ?

Dans son rapport, le Policy Center for the New South, souligne également que l’implantation massive des Émirats arabes unis au Somaliland peut s’expliquer par une volonté de damer le pion à Djibouti – qui a expulsé DP World – mais aussi de contenir la Turquie et le Qatar, très présents à Mogadiscio. Ajoutez que le port de Bosato, au Puntland, région autonome mais appartenant à la Somalie, ne voit pas d’un bon œil le développement de Berbera (distant de 460 kilomètres). Enfin, les combats qui se poursuivent en Éthiopie freinent toujours le développement économique de ce géant, et donc son commerce.

Ainsi, malgré de belles perspectives, l’avenir est loin d’être radieux pour le Somaliland. La preuve en est que, depuis quelques semaines, les évènements se bousculent entre le canal de Suez et le canal de Bab el-Mandeb, qui sépare le Yémen de Djibouti.

D’une part, les Houthis, groupe armé chiite, qui tient l’Ouest et le Nord du Yémen, et notamment Sanaa, la capitale, s’en prend, par solidarité avec les Palestiniens de gaza, aux navires naviguant dans cette zone, menaçant ainsi le trafic maritime mondial (lire page ??).

Par ailleurs, l’Éthiopie a signé un protocole d’accord avec le Somaliland : contre une reconnaissance officielle de l’ancienne Somalie britannique, Hargeisa concède à Addis Abeba vingt kilomètres de ses côtes pour une durée de cinquante ans. Aux côtés de DW World qui détient 51 % de Berbera, le Somaliland en possèderait désormais 30 % et l’Éthiopie 19 %. Réaction immédiate de la Somalie qui a dénoncé « la violation illégale par l’Éthiopie de notre souveraineté nationale et de notre intégrité territoriale ».

(1)  Clément Goutelle, Léah Touitou, Max Lewlo, Jarjille Éditions, 2021. 

(2)  Matthieu Vendrely, « Le Somaliland, une “sécession réussie’’ mais un État non reconnu internationalement », https://information.tv5monde.com, 9 mars 2023.

(3)  « Ce que révèle la rupture entre l’opérateur portuaire DP World et Djibouti », https://portsetcorridots.com, 6 novembre 2018. 

(4)  Oumnia Boutaleb, « Dubai Port World ou le levier diplomatique émirati en Afrique », septembre 2021.

(5)  Pierre Olivier Rouaud, 5 avril 2023.