Sociologue, iranologue et politologue du monde musulman contemporain, Amélie Myriam Chelly est l’auteure remarquée d’un excellent ‘‘Dictionnaire des islamismes’’ (Éditions du Cerf, 2021). Elle vient de publier, chez le même éditeur, un ‘‘roman-documentaire’’ intitulé ‘‘Le Coran de sang’’. Entretien.
Propos recueillis par Joseph Martin– Pourquoi ce livre ?
– Ce livre est le fruit d’un fil que j’ai tiré au cours de mes recherches pour mon précédent ouvrage, le ‘‘Dictionnaire des islamismes’’. Je rédigeais une entrée, celle du mot Rayat al islam (Étendard islamique), et il me tenait à cœur d’expliquer le comportement paradoxal qu’adoptent dans certaines conditions les Musulmans face aux drapeaux, comportement difficile à appréhender pour un esprit occidental. En effet, comment comprendre que, par crainte du blasphème, des Musulmans qui avaient repris leur village aux mains des terroristes de Daech étaient restés perplexes devant les étendards de l’État islamique, plutôt que de les brûler dans un élan de joie et de haine ? Je tombai, au cours de mes recherches sur ce thème, sur un article rapportant l’existence d’une commande passée, dans les années 1990 par Saddam Hussein, d’un Coran écrit avec le sang du Président irakien lui-même. Mon explication des réactions face aux drapeaux était toute trouvée ! Et, en même temps, une passion dévorante pour cette histoire folle grandissait en moi : le Coran issu des veines de l’ancien Président irakien place, de fait, les fidèles musulmans devant une difficulté logique insoluble toute comparable à celle posée par les bandières de l’État islamique qui, parce qu’y figure la profession de foi, ne sauraient être brûlées, piétinées ou déchirées par ceux qui furent sous le joug des terroristes, une fois leur ville reconquise.
L’envergure du paradoxe était telle, l’ampleur du sacrilège si grande, l’ambition du tyran si rutilante – pardonnez le choix du terme – que je n’ai su résister à la tentation d’y consacrer ce livre qui présente l’histoire de ce Coran de sang sous la forme de ‘‘roman-documentaire’’, en choisissant les hypothèses les plus plausibles ponctuant chacune des étapes de ce projet fou.
– N’est-il pas dangereux de publier un ouvrage avec un tel titre, par les temps qui courent ? Avez-vous reçu des menaces ?
– En tant que chercheuse spécialiste de l’Iran et des islams idéologiques, je suis un peu rompue à l’exercice de la menace et j’en recevais bien plus – plus ou moins sérieuses – quand le conflit syrien faisait rage et que la France s’inquiétait du phénomène de radicalisation. À cette époque, j’étais très active sur la question, académiquement et médiatiquement, et il arrivait que des messages violents me parviennent, notamment sur les réseaux sociaux, la manœuvre étant à la fois plus lâche et plus aisée. Concernant ‘‘Le Coran de sang’’, la nature des frilosités m’a un peu surprise : les librairies sont souvent enthousiastes quant à la perspective d’organiser des signatures avant de se raviser sous la pression de messages émanant de personnes, souvent attachées à une gauche communautariste et peu tolérante, qui redoutent, soit la dangerosité de l’événement, soit que ‘‘Le Coran de sang’’ donne une mauvaise image des Arabes. Les menaces ne sont, jusqu’à présent, pas vraiment directes. Il s’agit plutôt d’une autocensure, une sorte de devoir de réserve intégré relatif au monde musulman. Évidemment, les inquiétudes et/ou messages dissuasifs n’émanent que d’individus n’ayant pas ouvert le livre. S’ils l’avaient fait, ils auraient vu l’absence de considérations critiques sur la sphère religieuse dans son ensemble. D’ailleurs, mes amis imams ou conseillers islamiques n’ont montré aucun inconfort dans leur lecture du livre, l’un d’eux l’a même emporté avec lui lors de son voyage en Irak !
– Votre livre révèle un Saddam Hussein assez complexe. Pensez-vous que l’Occident aurait dû davantage tenter de s’entendre avec lui ?
– Bien souvent, les esprits acquis à l’idée qu’il aurait fallu s’entendre avec les dictateurs orientaux expliquent leur conviction par le fait qu’aux tyrans laïcs succèdent généralement le chaos et les islamismes. En effet, de l’Iran en 1979 aux printemps arabes dans les années 2010, l’Histoire montre que la chute des dirigeants laïcs autoritaires – dont la durée des mandats présidentiels fait doucement rigoler – est le fait de soulèvements populaires dont les forces vives sont inspirées par des discours socialistes peu préoccupés par la religion. Le pouvoir est ensuite récupéré par les mouvances politico-religieuses, très structurées et implantées durablement car elles ont pour stratégie première de combler les lacunes de l’État en matière de service public. Pour ce qui concerne Saddam Hussein en particulier, la perspective d’un effort d’entente par l’Occident aurait forcément impliqué que l’Ouest ferme les yeux sur le mauvais traitement que Bagdad réservait aux Kurdes et aux Chiites, traitement qui allait, un jour où l’autre, avoir pour conséquence une explosion civile, aidée, notamment, par l’Iran. N’oublions pas que là se trouvait la raison majeure de la guerre Iran-Irak (1980-1988) : le chiisme ayant pris le pouvoir chez le voisin perse, Saddam redoutait que sa population chiite (60 %) ne se soulevât pour le renverser. Saddam Hussein pressentait rationnellement la perspective du chaos, le tout sur fond de haine irrationnelle pour les Chiites. Rappelons qu’avant de mourir par la corde, l’ancien chef de Bagdad avait appelé à se méfier davantage « des mages perses » (‘‘madjous’’, en arabe, est une insulte) que des Juifs.
– À posteriori, comment analysez-vous l’intervention américaine en Irak ? Quelles furent les erreurs majeures des Américains ?
– Laissons de côté l’épisode des fioles d’anthrax brandies par Colin Powell, à l’ONU, en 2003, et les rapports sans preuve employés par les services de renseignements américains, pour nous concentrer sur une excentricité stratégique de la coalition en Irak : suite au renversement de Saddam Hussein, les puissances occidentales ayant envahi le pays encouragèrent la mise en place d’un scrutin confessionnel, c’est-à-dire une répartition confessionnelle du pouvoir donnant à la communauté religieuse majoritaire une plus grande visibilité et une participation en politique plus importante (le tout pour éviter, avec un manque de lucidité patent sur la situation, de laisser une porte d’entrée au communisme). Mécaniquement, la majorité chiite du pays l’emporta, ce qui donna – là aussi mécaniquement – du pouvoir aux Iraniens voisins, ennemis des États-Unis, notamment depuis l’événement devenu le mythe fondateur de la République islamique : la prise d’otages de l’Ambassade américaine à Téhéran en 1979, qui dura 444 jours et coûta à Jimmy Carter sa réélection. Conséquemment, les États-Unis, dans leur gestion de la chute du régime irakien, avaient renforcé leur ennemi. La manœuvre fut une aubaine pour qui soutenait Téhéran et ses alliés, une erreur grossière pour qui défendait les intérêts américains.
– Votre livre présente un certain nombre de figures qui vont marquer tragiquement l’Histoire contemporaine de l’Irak. Pouvez-vous revenir sur la personnalité d’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique, tué par les forces spéciales américaines le 27 octobre 2019 ? Comment a-t-il pu émerger ?
– À la chute du régime de Saddam Hussein, du fait du scrutin confessionnel, les chiites se sont retrouvés au pouvoir en Irak, comme nous l’avons dit. Or, cette communauté – majoritaire dans le pays – avait été bien malmenée sous les décennies Saddam. Arrivés au pouvoir, les chiites ont à leur tour mené une politique défavorable aux sunnites. Des groupes terroristes sunnites, comme al-Qaïda, ont donc bien évidemment prospéré. Ils ont été notamment rejoints par des cadres baathistes et d’anciens membres de l’armée démantelée. Ainsi, dans les années 2000, la branche al-Qaïda en Irak (AQI) s’est rapidement désintéressée des cibles traditionnelles du groupe djihadiste, à savoir les Juifs et les ‘‘Croisés’’ – les intérêts occidentaux, pour traduire leur rhétorique – pour concentrer ses forces contre les chiites. La prédilection d’AQI pour cette cible locale irrita la direction de l’organisation al-qaïdienne qui rappela à l’ordre les tenants de sa branche irakienne, sans succès. En 2007, Ayman al-Zawahiri (mort le 31 juillet 2022), alors bras droit d’Oussama Ben Laden et numéro 2 d’al-Qaïda, déclara publiquement la fin d’AQI. La section dissidente se structura en groupe dont l’agenda, au départ, était strictement régional : l’EII (État Islamique en Irak) naissait d’une volonté de rétablir un califat sur le sang de la communauté chiite. Abou Bakr al-Baghdadi, kunya d’Ibrahim al-Badri, dont on sait qu’il fréquenta l’université d’Adhamiyah fondée sous Saddam Hussein, est un produit des années Saddam et des haines qu’elles surent instiller. Des membres de la famille d’al-Baghdadi étaient d’ailleurs, dit-on, employés des forces de sécurité de l’ancien Président baathiste.
– Où en est aujourd’hui l’État islamique ? Quels sont ses forces, ses principales implantations géographiques, ses objectifs ?
– Aujourd’hui, l’EI a idéologiquement intégré sa déterritorialisation. La perte de l’assise territoriale à cheval sur la Syrie et l’Irak (sa capitale syrienne était Raqqa et l’irakienne était Mossoul) est présentée, dans les discours de l’organisation, comme une mise à l’épreuve divine devant encourager les Musulmans à redoubler d’efforts contre les mécréants pour reconstruire le califat. Aujourd’hui, Daech est surtout présent au Sahel, dans le Sinaï, encore, par poches, au Levant, aux Philippines, au Mozambique, au Yémen (où les factions s’entendent bien avec la branche locale d’al-Qaïda) et surtout en Afghanistan, avec Daech-e Khorassan qui a récemment fait parler de lui avec l’attentat de Moscou. La force de Daech en Occident reposait grandement sur les réponses à l’injonction d’Abou Mohammed al-Adnani, en 2014, appelant les ‘‘soldats d’Allah’’ à perpétrer des attentats où ils se trouvaient avec ce qu’ils pouvaient employer (pierre, poison, camion, couteau, etc.). Ainsi, les attentats étaient rendus licites et reconnus à priori par l’EI, sans projection depuis une zone extérieure d’organisation. Il s’agissait donc de violences ponctuelles et moins massives, jusqu’à ce que Daech affiche son aptitude à planifier des attaques spectaculaires comme celle qui ensanglanta les environs de Moscou, une façon de démontrer que sa force de frappe est spectaculaire. Par ailleurs, il faut noter que Daech n’a jamais failli dans la commission d’attentats locaux (Afrique, Afghanistan, Irak), notamment dans des cérémonies familiales et donc communautaires (mariages et enterrements chiites), même si ces attaques sont moins médiatiquement couvertes en Occident.
– Entre al-Qaïda, Daesh et les milices pro-iraniennes, l’Irak semble toujours en proie au chaos. Quelles sont les conditions d’un véritable retour à la paix ?
– L’actualité a encore démontré l’aptitude de Téhéran à employer ses ‘‘milices satellites’’. En effet, si l’idéologie de la République islamique ne fait plus véritablement recette à l’intérieur de ses frontières, elle parvient à faire des émules à l’extérieur du pays et permet la levée de troupes, des milices, qui constituent l’axe de la mouqawama, ‘‘axe de la résistance’’, pour reprendre le jargon de la République islamique. On compte le Hezbollah au Liban, l’Ansar Allah yéménite, les Fatemiyoun afghans, les Zeynabiyoun pakistanais, le Hamas palestinien, mais aussi le Hashd al Shaabi, en Irak. Toutes ces milices sont dévouées au régime iranien. Les milices irakiennes ont d’ailleurs très rapidement réagi suite à la volonté de Téhéran de répondre à l’attaque israélienne de l’Ambassade iranienne à Damas, en annonçant, le 13 avril, leur engagement dans des opérations contre Tel Aviv. L’Irak subit l’influence iranienne. Sur fond de mécontentement populaire, de corruption endémique et de prolifération de groupes terroristes, le chaos règne en maître. La jeunesse a, en conséquence, les yeux rivés vers l’extérieur, hors des frontières irakiennes, quand elle ne s’engage pas dans des groupes exaltant la guerre fratricide. Fatiguée de ne pas comprendre pourquoi la richesse pétrolière ne permet pas la sortie du chômage et de la pauvreté, cette jeunesse se résout douloureusement à ce que l’avenir se trouve ailleurs…