Même s’il ne s’agit que de l’écume d’un phénomène difficilement quantifiable, des personnalités juives et arabes estiment que l’extrême droite a muté et n’hésitent plus à la rejoindre. Analyse.
Par Martine GozlanC’est l’un des paradoxes d’une société bouleversée. À en juger les positions de plusieurs personnalités venues d’horizons différents, des Français juifs et des Français issus de l’immigration maghrébine ont non seulement cessé de redouter l’extrême droite mais estiment, au contraire, qu’elle constitue un cordon sanitaire contre l’islamisme, l’antisémitisme et les menaces terroristes.
Comme si, pour eux, la perception du barrage aux formations antirépublicaines avait muté. De Malika Sorel, numéro deux sur la liste du Rassemblement National aux élections européennes à Serge Klarsfeld qui accepte de grand cœur la médaille de la ville de Perpignan remise par son maire Louis Aliot, vice-président du parti de Marine Le Pen, en affirmant que le RN a « abandonné l’antisémitisme et le négationnisme », quelque chose a craqué.
Pas question ici, bien sûr, d’étendre ces choix individuels à des ‘‘communautés’’, terme du reste récusé par les intéressés. Malika Sorel, pour citer encore cette flamboyante recrue du RN, se bat précisément contre le communautarisme. Et la pseudo ‘‘communauté maghrébine de confession musulmane’’ est instrumentalisée par La France Insoumise, la formation politique qui a pulvérisé toutes les valeurs républicaines auxquelles pouvaient se rattacher ces nouveaux réfugiés à droite.
C’est d’ailleurs une star de LFI, le psychanalyste Gérard Miller qui, en septembre 2023, avait fait scandale en accusant, dans une tribune du Monde, « un grand nombre de Français juifs d’avoir perdu leur boussole morale » en frayant avec Éric Zemmour et Marine Le Pen. En retrait aujourd’hui – car mis en cause pour viol et agressions sexuelles – Miller s’est attiré immédiatement une riposte très étayée de l’historien Marc Knobel, dans les colonnes de L’Express, et du président de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF), Samuel Lejoyeux, dans Libération.
« Où sont les chiffres ? », lance à l’époque Marc Knobel qui fustige des généralisations sur l’insaisissable « vote juif » visant à blanchir les reniements de l’extrême gauche. Il accuse : « Gérard Miller et ses amis ont abandonné la lutte contre l’antisémitisme par clientélisme… ». Les récentes outrances des très mal-nommés Insoumis et leur lamentable utilisation du conflit à Gaza entre Israël et le Hamas donnent évidemment raison à Marc Knobel. Samuel Lejoyeux martelait quant à lui : « Les organisations juives restent à la pointe du combat contre l’extrême droite » en rappelant que l’UEJF avait assigné en justice Éric Zemmour pour sa défense de Pétain.
Tout cela est vrai et le reste sans doute aussi. Mais ce débat, suscité par la tribune de Gérard Miller, a lieu une dizaine de jours avant le 7-Octobre, ce séisme existentiel pour le monde juif, qui a fait basculer la France entière dans un nouveau moment, importation du conflit à la clé avec incitation à la guerre civile par les mélenchonistes et leur égérie Rima Hassan.
Désormais, pour les uns, comme l’avocat et essayiste Gilles-William Goldnadel, les réactions après le drame du 7-Octobre ont confirmé les accointances de la gauche avec les promoteurs de la haine antijuive et de la haine de l’Occident. Le succès de son livre, devenu un bestseller, ce ‘‘Journal de guerre’’ (Fayard) écrit dans la fièvre douloureuse de l’après-massacre commis par le Hamas, et la popularité du polémiste sur la chaîne CNews, constituent des marqueurs significatifs.
Pour les autres, la « faille empathique », selon l’expression de Delphine Horvilleur, une figure intellectuelle de gauche qui cumule la fonction rabbinique et littéraire, est telle que la rupture de l’essayiste avec d’anciens compagnons de route – on devine leur tendance – est évoquée comme un crève-cœur dans un autre ouvrage plébiscité par le public, ‘‘Comment ça va pas ?’’ (Grasset).
Les mésaventures du groupe juif de gauche, Golem, insulté et chassé d’un ‘‘débat’’ sur la Palestine, le 21 mai, à l’université de Lille, renforcent le sentiment de solitude. Lors de la marche contre l’antisémitisme à Paris le 12 novembre 2023, les militants de Golem avaient pourtant tenté d’empêcher le RN de se joindre au cortège alors que les organisateurs et les associations juives ne s’y étaient pas opposés. La détresse de ces jeunes juifs gauchistes, vilipendés à Lille malgré leurs positions pro-palestiniennes parce qu’ils essayaient d’alerter sur l’antisémitisme au sein des manifestations pour Gaza, a marqué les esprits. « Nous avons subi une humiliation antisémite publique », témoignait sur X Raphaël Assouline, l’un des deux militants de Golem traités de « colons », de « fascistes » et de « génocidaires ».
« Je ne suis pas d’extrême gauche comme eux mais, forcément, leur humiliation devient la mienne », nous confie sous le sceau de l’anonymat Jérôme, 21 ans, étudiant en sécurité informatique. Il poursuit : « Cette affaire me confirme que nous autres, Juifs, ne devons plus rien attendre d’un certain horizon politique. Toute ma famille était de gauche, parents et grands-parents, un réflexe juif contre une droite extrême associée à la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai viré de bord depuis longtemps et mes parents ont lâché le vote pour Raphaël Glucksmann parce qu’il demande la suspension de l’accord entre l’Union européenne et Israël. Je ne sais pas s’ils franchiront le pas, je comprends que ce soit problématique pour eux mais personnellement, je donne ma voix au RN qui dénonce l’antisémitisme et soutient Israël en lutte contre le terrorisme. Et je me contrefiche du passé des Le Pen ! Jordan Bardella a juste quelques années de plus que moi… »
De l’histoire ancienne : c’est ainsi qu’est perçue la saga lepéniste, celle du « détail de l’Histoire » et de « Durafour crématoire », obscénités du vieux Jean-Marie, placé aujourd’hui sous tutelle, et remplacées par le « Netanyahou, nazi sans prépuce » de Guillaume Meurice, le douteux humoriste de France Inter.
À l’heure où l’antisémitisme « change de trottoir » comme le souligne Gilles-William Goldnadel, pas étonnant que la mémoire flanche. C’est une autre mémoire qui sonne l’alerte, du côté de certains Français issus de l’immigration. Nés en Algérie, ils ont vécu le pire de la barbarie djihadiste de l’autre côté de la Méditerranée, entre 1990 et 2000, et affirment en reconnaitre les symptômes et les signes avant-coureurs dans leur nouvelle patrie française.
C’est à eux que parle l’engagement de Malika Sorel. « Mais je ne l’ai pas attendue pour faire confiance au RN, nous dit Aziz, 72 ans. Qu’il veuille couper le robinet de l’immigration ne me dérange pas, je ne suis pas un immigré et je ne me suis jamais considéré comme tel. Mes enfants se sont assimilés, on a quitté depuis trente ans un quartier complètement gangrené par l’islamisme et la drogue. La gauche nous a fait un sale coup, nous les Arabes libres qui étions communistes et laïcs, alors qu’elle paie dans les urnes maintenant ! »