Sur la photo qui illustre son dernier livre, Djemila Benhabib a l’œil étincelant, l’œil du défi. D’ailleurs, il est dans le titre : « Islamophobie, mon œil ! » (Éditions Kennes). Un regard lucide porté sur cette arnaque politique qui interdit de critiquer librement l’Islam. L’essayiste en a elle-même fait les frais, trainée devant les tribunaux au Québec à maintes reprises pour ses interventions courageuses contre l’obscurantisme. Djemila, qui porte le nom d’un site admirable en Algérie, cher à Albert Camus (« Le vent à Djemila ») a grandi dans ce beau pays ensanglanté jusqu’à son exil en France, en 1994, après une condamnation à mort des GIA, les groupes islamiques armés. Elle avait à peine 22 ans. Depuis, elle se bat, menant sa vie « À contre-Coran », titre de l’ouvrage qui lui a valu le plus d’admiration et de haine.
Hier à Montréal, aujourd’hui en Belgique, Djemila Benhabib appartient au vaste cercle des femmes originaires des terres d’Islam qui osent dire non. Il me semble les connaitre depuis toujours, qu’elles soient nées à Téhéran, Alger, Tunis, Karachi, Casablanca, Bagdad, Istanbul ou le Caire. J’oublie, bien sûr, des villes et des profils. Il me semble aussi, depuis toujours, écrire sur elles, écrire sur leurs écrits. La liste de leurs noms remplirait un nouveau livre et nous pourrions l’intituler : ‘‘Liste d’or des noms féminins qui ont dit non’’.
La première que j’ai découverte, il y a bien longtemps, s’appelait Nawal el-Saadawi. Une immense féministe égyptienne récemment disparue. La première à s’être battue contre l’excision qui frappe encore des centaines de milliers de petites filles sur les rives du Nil. Et contre le voile. Ce voile dont le refus vaut, aujourd’hui encore, la prison aux Iraniennes qui osent le brandir en public au bout d’un bâton pour manifester leur révolte.
Il parait, disent en France de bruyantes adeptes de la soumission volontaire, qu’on peut être libre en le portant. Des pseudo-féministes en tissent l’argument d’une idéologie islamo-compatible qui nous enjoint de respecter un chiffon censé incarner la pudeur sacrée. Face à ce détournement, Djemila Benhabib martèle : « Je refuse de mentir sur ce que j’ai vécu. Je sais que l’avancée des voiles islamiques, c’est le recul de la démocratie et la négation des femmes. Je sais que l’islam politique n’est pas un simple mouvement fondamentaliste, mais un mouvement politique totalitaire qui a pour visée d’engloutir le monde après avoir avalé la démocratie. »
Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, les héritières de Nawal el-Saadawi, les compagnes de Djemila Benhabib, les admiratrices de Shirin Ebadi, l’avocate iranienne, prix Nobel de la paix 2003, ou de sa consœur Nasrin Sotoudeh, prix Sakharov 2012, embastillée par les ayatollahs pour sa défense des femmes et des enfants, libérée puis réincarcérée, n’ont pas droit à la même visibilité médiatique que les enfoulardées promptes à se jeter sur tous les micros disponibles.
Certes, on en invite certaines, mais un flottement général se perpétue depuis deux générations autour de leur « représentativité ». Ce comportement suspicieux frappe tous les laïques venus d’ailleurs. C’est ainsi que les adeptes du hidjab – littéralement le rideau – ont peu à peu imposé leur vestiaire sur certaines affiches électorales comme sur les catalogues de mode. Un mail d’une honorable marque britannique m’a proposé hier encore un ‘‘modesty look’’ de printemps, parsemé de pudiques foulards tendance. Ce qui a provoqué mon désabonnement immédiat.
Hélas, il suffit d’aller à Saint-Denis – où Djemila Benhabib, son père et leurs amis avaient fondé crânement un « Observatoire de la laïcité » – pour se déguiser en parfaite « 404 bâchée » comme les Algériens surnommaient naguère les femmes islamistes. La sinistre vérité est là : nous n’avons fait strictement aucun progrès dans la perception générale de l’obscurantisme anti-féminin. Plutôt que de mettre en avant les femmes de culture musulmane qui choisissaient un destin libéré du diktat collectif, on a privilégié des militants et des militantes qui saupoudraient leur discours réactionnaire, communautariste et bigot d’invocations menteuses à la liberté d’expression.
La riposte est venue trop tard et a durci les positions jusqu’aux derniers jours de la campagne présidentielle. Djemila Benhabib estime avec justesse que l’interdiction du voile dans l’espace public, préconisée par Marine le Pen, ne ferait que renforcer l’impact de l’islamisme sur les esprits faibles. Désormais, la seule politique possible sera de rendre largement la parole à celles qui osent la liberté.
‘‘Islamophobie, mon œil’’, par Djemila Benhabib, Éditions Kennes, Loverval, Belgique, avril 2022.