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Carine Azzopardi : ‘‘pour beaucoup de jeunes, la laïcité est une guerre contre la religion’’ !

13 mars 2023 Interviews   2686  

Le 11 septembre 2001, la journaliste Carine Azzopardi couvrait les attentats de New York, où elle se trouvait par hasard. Le 13 novembre 2015, son compagnon et père de leurs enfants, le journaliste musical Guillaume Barreau-Decherf, 43 ans, était assassiné au Bataclan. Dans son livre « Ces petits renoncements qui tuent : le cri d’alarme d’un professeur contraint à l’anonymat » (Plon), Carine Azzopardi livre le témoignage – anonyme – d’un professeur de français, confronté au quotidien à l’islamisme vindicatif de certains de ses élèves. Hussard de la République, il refuse cependant de baisser les bras et garde espoir. Merci

Propos recueillis par Cédric Gouverneur

 Dans vitre livre, le professeur anonyme – que vous appelez « Laurent » – explique que ses élèves perçoivent la laïcité comme une arme dirigée contre eux.

Carine Azzopardi : La laïcité est souvent confondue avec l’athéisme et beaucoup croient qu’il s’agit d’une guerre contre la religion. Or ce n’est pas du tout ça. L’athéisme, pour ces lycéens, n’est même pas envisagé comme une possibilité. Il y a vingt ans en Cisjordanie, j’avais rencontré des Palestiniens qui ne comprenaient pas que je puisse être athée : c’était à leurs yeux inconcevable. Désormais, chez certains lycéens français, on observe le même phénomène. C’est pour cela qu’ils voient la laïcité comme une « guerre contre les religions » et la loi de 2004 sur le port du voile, comme dirigée « contre eux » : ils ne saisissent pas que la laïcité permet de croire comme de ne pas croire, qu’elle autorise la liberté de conscience et protège les minorités religieuses. 

Votre témoin raconte qu’expliquer peut désamorcer les tensions.

Il existe en effet une méconnaissance des règles d’application de la laïcité par les lycéens, mais aussi plus largement par le personnel éducatif et la société. Moi-même, je ne les connaissais pas toutes ! Par exemple, lors des sorties scolaires, les mères accompagnatrices ont tout à fait le droit d’être voilées, car elles ne sont pas élèves (en 2019 à Dijon, lors de la visite d’une classe au Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, un élu RN avait demandé à une mère accompagnatrice de sortir). Laurent a pris l’initiative de lire, en début d’année, le règlement intérieur du lycée. Et aussitôt, raconte-t-il, les questions fusent. Discuter apaise. Le dernier endroit où on peut encore déverrouiller les esprits, c’est le lycée ! Le lieu ultime du « vivre ensemble ». Il faut donc se donner toutes les chances pour faire sauter ces verrous.

Les professeurs se trouvent en première ligne face à l’islamisme. La volonté de « ne pas faire de vagues » a pour conséquence qu’ils se trouvent souvent isolés en cas d’incident…

C’est très divers, selon les établissements. Tout dépend des équipes. Il manque en fait une ligne claire et forte sur ces questions : que faire en cas d’incident ? Il manque un collectif en face. 

Vous rappelez que dès 2004, le rapport Obin mettait en garde contre l’islamisme à l’école, mais qu’il a été enterré. Comment l’expliquer ?

Les hommes politiques ne comprenaient pas le phénomène islamiste. Nicolas Sarkozy, par exemple, avait pensé organiser l’Islam de France avec les Frères musulmans… Les premiers à mettre en garde contre les islamistes furent d’ailleurs les rares athées du monde musulman : considérés comme des « apostats », menacés, ils avaient vu basculer leur pays en quelques années. La loi séparant l’Église et l’État date de 1905 : entre-temps, la déchristianisation de la société française nous a fait oublier le religieux. Quand j’étais étudiante, la fameuse citation d’André Malraux, « le 21ème siècle sera religieux ou ne sera pas », me paraissait risible. La résurgence d’une religion – peut-être due au vide laissé par le consumérisme – est donc difficile à appréhender pour notre société sécularisée. Les plus rétrogrades se sont engouffrés dans ce besoin de spiritualité, tandis que leur idéologie se trouve démultipliée par les réseaux sociaux. La convertie Anne-Diana Clain (sœur des djihadistes Fabien et Jean-Michel Clain) raconte que l’intégrisme apportait « des réponses simples » aux questions de sa famille. C’est comme une dérive sectaire. Sauf que les adeptes des autres sectes ne se font pas pour autant exploser. 

De gauche, Laurent fait part de son désarroi devant l’attitude des syndicats enseignants et d’une certaine gauche « décoloniale » envers l’islamisme. Il raconte que dans les tracts syndicaux, après les attentats, le terme « islamisme » n’est jamais écrit.

Leur crainte est que désigner l’islamisme fasse « grimper l’islamophobie et l’extrême droite ». Après un attentat, un ami a même osé me dire : « Le problème maintenant ça va être l’islamophobie ! » Remarquez que ce mot « islamophobie » était très utilisé en 1979 par les Ayatollahs iraniens afin de saper toute critique de leur régime… Pourquoi ce déni ? Pourquoi est-il si difficile de nommer l’islamisme ? Il y a une dissonance cognitive. On n’a évidemment pas envie de parler comme l’extrême droite, alors on s’autocensure. En tant que partie civile au procès du 13-Novembre, j’ai écrit une tribune* dans Libération parce que j’en avais assez qu’on ne parle pas de l’islamisme lors des audiences, que le mot ne soit jamais prononcé ! Le juge demandait aux accusés les « conditions de leur radicalisation » et ces derniers répondaient qu’ils n’étaient pas radicaux, qu’ils appliquaient juste la charia, que cela était normal, même quand cela consistait à jeter des homosexuels du haut des immeubles de Raqqa. Nier l’islamisme n’aide en rien les victimes, ni la société.

Dans votre introduction au témoignage du professeur, vous expliquez que si le fait religieux ne mène pas toujours à la violence, il facilite le retour de l’obscurantisme, dans lequel cette violence s’enracine.

Avec Laurent, nous avons voulu relier ces phénomènes entre eux : l’obscurantisme, l’islamisme, les attentats, la perméabilité de ces esprits aux idées extérieures qui rebondissent dans les salles de classe. Lors du procès, l’obscurantisme suintait à chaque phrase prononcée par les condamnés. En France, le dernier endroit où l’on peut lutter contre cet obscurantisme est le lycée. C’est le dernier lieu du « vivre-ensemble » pour une classe d’âge. Or, le nombre d’heures de français a chuté depuis les années 1970 : un élève de seconde aujourd’hui a suivi autant d’heures d’enseignement qu’un élève de 4ème en 1975 ! Il faut donc du « dur » : de l’ascèse, de l’effort, de la rigueur, pour que se transmettent les connaissances. On n’en prend pas le chemin, au contraire ! La baisse des heures se poursuit. Je suis issue d’un milieu populaire. La vie est faite de rencontres déterminantes : j’avais un prof de français en 1ère qui m’a donné envie d’étudier. Je doute que, si j’étais scolarisée de nos jours, j’aurais le même parcours.  

Le professeur détaille le niveau d’ignorance vertigineux de certains lycéens : ils nient l’évolution, les dinosaures, l’astronomie… Cela laisse pantois.

Plusieurs autres professeurs m’ont confirmé des anecdotes similaires : des propos ahurissants tenus par leurs élèves. Ce retour du religieux n’est hélas ni isolé, ni propre à l’islamisme : aux États-Unis, des évangélistes ont ouvert un musée créationniste.

Laurent semble bien seul, entre l’autocensure de ses collègues, la complaisance de certains et la démission des autres…

C’est la grande solitude des derniers hussards de la République. Mais, lors des formations aux questions de laïcité organisées depuis quelques mois, Laurent s’est rendu compte que beaucoup de profs se trouvent dans son cas, qu’ils constituent une majorité silencieuse.

Malgré les difficultés, Laurent croit encore en son métier : il évoque ces témoignages de reconnaissance d’anciens élèves, ce qui le motive pour persévérer.

Eh oui ! L’école est parfois la seule main qui va vous aider. Des élèves lui ont dit combien ils avaient adoré les fables de La Fontaine. Le savoir passe, le savoir peut passer. À condition qu’il n’y ait pas de condescendance : une inspectrice avait dit à Laurent que ses élèves étaient « bons à faire du rap »… À condition, aussi, qu’il n’y ait pas de victimisation : cantonné dans un statut de victime perpétuelle (de l’esclavage, du colonialisme…), vous vous persuadez que l’échec ne peut être que la résultante du « racisme systémique » que vous subiriez. Or, cette victimisation n’est pas un service à leur rendre, d’autant qu’elle fait justement partie du package d’arguments des islamistes.