Pendant six mois, le réalisateur Éric Guéret a filmé le quotidien de jeunes internes en médecine au service des urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Le résultat est un documentaire touchant et ambitieux, Premières Urgences (sorti en salles de cinéma le 16 novembre). Alors que les patients s’accumulent dans les couloirs, les cinq internes (Amin, Evan, Hélène, Lucie et Mélissa) font de leur mieux, avec courage et abnégation, malgré un criant manque de moyens.
Propos recueillis par Cédric GouverneurPourquoi avoir choisi cet hôpital en particulier ?
L’hôpital Delafontaine correspond à ce qu’on cherchait : c’est un établissement comme le rencontrent la plupart des Français lorsqu’ils vont aux urgences. Ce n’est ni à la campagne, ni dans un centre-ville, mais dans cette France périphérique, confrontée à la désertification médicale. Les urgences se prennent de front toutes les difficultés sociales : paupérisation, isolement des personnes âgées, violences… Le médecin Mathias Wargon, chef du service des urgences de cet hôpital, a coutume de dire : « Ce que personne ne veut voir, nous on s’en occupe ». Plus prosaïquement, cet hôpital n’est pas très loin de chez moi : je filme seul, ce qui me donne souplesse et proximité. Je pars le matin avec ma caméra et mon sac à dos, je ne sais jamais si je vais rester deux heures ou y passer la journée et même la nuit. J’ai vu l’équipe médicale une semaine avant le tournage : ce sont eux qui m’ont choisi. Le milieu hospitalier est en souffrance, les gens qui y travaillent ont beaucoup à dire : lorsqu’on apporte une écoute bienveillante, on y est bien reçu. Cinq internes ont accepté d’être filmés (les autres sont hors champ). J’ai tourné entre novembre 2020 et mai 2021. La post-production a pris du temps. Mais si j’avais tourné mon film plus récemment, croyez bien que cela aurait été encore pire. Car oui, la situation ne cesse d’empirer !
Dans votre film, le spectateur est totalement immergé dans l’univers des urgences, on ne sait rien de la vie des internes en dehors.
C’est un huis clos, une unité de temps et de lieu, avec une dramaturgie très forte : on entre dans ce véritable paquebot qu’est l’hôpital, une machine en flux tendu qui fonctionne 24 heures sur 24, en dehors du temps. On est parfois obligé de mettre le nez dehors pour voir s’il fait jour ou nuit, si c’est l’automne ou déjà le printemps… C’est étouffant, mais c’est ainsi que vit un hôpital. De toute façon, nous étions alors en plein Covid : il y avait donc très peu de vie sociale. Quelques éléments de la vie privée de ces internes transparaissent toutefois.
Les internes sont courageux, motivés, mais parfois dépassés par les difficultés. L’un d’eux parle de son désarroi pour annoncer un diagnostic grave à un patient.
J’ai été surpris que les internes prennent aussi vite leurs marques et s’avèrent aussi rapidement efficaces sur le terrain pour accomplir les actes médicaux : aucun doute, nous avons en France d’excellentes écoles de médecine ! Par contre, la prise en charge empathique et sociale est défaillante : on attend des internes qu’ils apprennent sur le tas à annoncer un diagnostic sévère, mais à mon avis, ce serait une bonne idée de rajouter des cours d’approche de patients en détresse.
Une interne témoigne de sa désolation quant à l’accueil des femmes battues.
Il est dommage que les urgences ne soient pas davantage impliquées dans la lutte contre les violences conjugales : les victimes arrivent aux urgences, il faut savoir les identifier (elles prétextent souvent une chute dans l’escalier). Il faudrait sensibiliser le personnel à la détection de ces violences et leur apprendre à orienter les victimes (au moins un prospectus avec les coordonnées des associations et les démarches à suivre). Le comble est que la Maison des Femmes de Saint-Denis est située juste à côté de l’hôpital !
Beaucoup de patients des urgences sont en détresse psychiatrique
C’est ce qui m’a le plus choqué. On découvre la faillite de la prise en charge psychiatrique en France. Les patients ‘‘psy’’ engorgent les urgences et épuisent les équipes. Et cette situation aboutit à de la maltraitance envers les patients ! Le docteur Wargon reconnaît qu’aux urgences, on fait subir aux fous ce qu’on ne fait plus endurer à des détenus ! Les urgentistes n’ont souvent pas d’autres choix que de ‘‘sédater’’ et sangler un patient sur un brancard, parfois pendant des jours, pour qu’il ne soit pas un danger pour lui-même ou pour les autres, en attendant qu’une place se libère en psychiatrie. C’est quotidien, c’est terrible. La pénurie est immense. La grande majorité des femmes à la rue ont des problèmes psychiatriques. En France, les fous non dangereux sont à la rue, les fous dangereux sont en prison. La rue en vient à pallier la pénurie d’accueil en psychiatrie !
En raison du manque de places, les médecins et les internes passent des heures au téléphone !
Débordés, les médecins doivent chercher des places dans d’autres structures afin d’accueillir leurs patients. Ils sont confrontés en permanence à cette difficulté. Le fait que le personnel passe son temps au téléphone en quête de lits disponibles coûte cher ! Ajoutez à cela les lourdeurs administratives, l’informatique qui plante, l’imprimante en rade depuis des années, des WC cassés pendant des semaines…
Un patient arrive même aux urgences avec une blessure par balle…
J’en ai vu plusieurs, mais un seul a accepté d’être filmé ! Cela montre toute l’importance des hôpitaux dans des zones où il n’y a plus rien… L’hôpital public demeure la seule porte ouverte pour chercher du secours. Il est donc vital qu’il soit là, ouvert et accessible. Beaucoup de Français atterrissent aux urgences car ils n’ont pas de médecins traitants : certains ont des symptômes qui résultent d’un cancer non diagnostiqué et métastasé ! Les urgences prennent en charge les patients d’une médecine de ville qui n’est plus là. Le département de la Seine-Saint-Denis est en passe de devenir un désert médical, à l’instar de nombreuses zones urbaines ! Eh oui, les déserts médicaux ne se trouvent pas seulement en zones rurales ! Et la situation va s’aggraver ces prochaines années pour une raison démographique, car beaucoup de médecins partent en retraite. Et personne ne veut prendre leur place.
Comment résoudre cette équation des déserts médicaux ?
Les inégalités d’accès à la santé en France sont dues au fait que la liberté d’installation des médecins libéraux n’est absolument pas contrainte : ils s’installent là où il fait bon vivre, les centres-villes, la montagne, le littoral… Imposer un lieu d’installation dissuaderait les étudiants en médecine de se lancer dans des études aussi longues. Et les syndicats de médecins libéraux veillent au grain. Les députés n’osent pas s’y attaquer.
Dans un tel contexte, les internes semblent d’autant plus courageux
Ils sont courageux, ils ont la vocation, mais ils partent souvent travailler ailleurs… La situation de l’hôpital public étant en perpétuelle dégradation, il devient de plus en plus difficile de trouver des personnels qui y restent. Des services sont fermés par manque d’effectif. La vraie difficulté pour l’hôpital est de demeurer attractif pour le personnel soignant. Le système a reposé sur le don de soi, mais la bonne volonté ne suffit plus. Les gens sont en burn out. Les digues tenaient encore avant le Covid, les soignants se sont battus pour tenir la barque pendant la pandémie, on les a applaudis. Mais ils ont ensuite perçu le ‘‘Ségur de la santé’’ comme une humiliation, avec ses 183 euros de prime. Les leçons du Covid n’ont pas été tirées. La reconnaissance du personnel n’est pas là : on vous adore, vous êtes indispensables… mais on continue à mal vous payer et à fermer des lits. Les internes quittent souvent l’hôpital public pour le privé ou un cabinet médical. La plupart des médecins urgentistes sont étrangers : Roumains, Africains, Maghrébins… Sans les médecins étrangers pour les sauver, les urgences s’effondreraient. La France forme des médecins, mais ne leur donne pas envie d’exercer.
Infirmières et aides-soignantes se plaignent de leur fiche de paie.
Elles sont si mal payées que, même en Seine-Saint-Denis, les loyers sont trop élevés pour elles : elles doivent se farcir de longs trajets en transports en commun matin et soir… Le salaire d’une infirmière est dissuasif ! Sous Sarkozy, la fameuse ‘‘tarification à l’activité’’ (T2A) a transformé l’hôpital public en entreprise. La logique est de réaliser des économies à n’importe quel prix. Le résultat est que l’hôpital n’a plus les moyens de fonctionner correctement et garder ceux qui y travaillent. Les solutions sont pourtant connues : davantage de moyens et des salaires plus attractifs. C’est à se demander s’il n’y a pas une volonté politique de détruire l’hôpital public, comme une stratégie de dégradation.
Premières Urgences, un documentaire d’Éric Guéret, produit et distribué par Haut et Court, 96 minutes.