Le malheur tunisien fait le bonheur colonial du Qatar. C’est en effet sur la toile de fond d’un pays décimé par le Coronavirus -le taux de décès y est le plus élevé d’Afrique- qu’a été voté un projet de loi permettant au « Qatar Fund for development » de gérer les intérêts financiers entre la Tunisie et le Qatar. Un véritable traité qui autorisera Doha à intervenir directement dans l’économie tunisienne, avec des avantages considérables pour les bailleurs de fonds de l’islamisme.
Ce projet était massivement soutenu par le parti Ennahdha, ses alliés de la coalition Al-Karama composée de prédicateurs extrémistes et de leurs avocats, ainsi que par un gouvernement aux ordres de Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste et président du Parlement. La séance s’est déroulée dans des circonstances inouïes qui ont valu à la Tunisie une condamnation de l’ONU pour « violence faite aux femmes politiques ». Sous la coupole du Bardo, temple supposé, ou plutôt fantasmé, de la démocratie arabe, deux députés ont frappé en effet à coups de poing et à coup de pied Abir Moussi, 46 ans, présidente du Parti destourien libre. Cette pasionaria, régulièrement menacée de mort, est la plus populaire des leaders de l’opposition. Elle réclame le départ des islamistes du Parlement et ne lâche jamais le micro pour affirmer son refus des lois et des comportements qu’ils tentent d’imposer.
Abir Moussi s’opposait donc au vote de la loi pro-Qatar. C’est alors que Seifeddine Makhlouf, chef de Karama, et Sahbi Smara, sympathisant du mouvement, se sont jetés sur elle, à quelques heures d’intervalle, sans redouter les caméras qui filmaient les débats. C’est dire le sentiment d’impunité dont jouissent les islamistes. Ces scènes jettent une lumière sinistre sur la réalité d’un pays qui fut la star des très mal-nommés printemps arabes. Il s’y déroule une triple bataille : contre les femmes, contre les institutions et contre l’indépendance du pays.
Et pendant ce temps-là, la mort frappe, tant l’indigence gouvernementale dans la crise sanitaire a réduit la belle Tunisie à l’ombre d’elle-même. Le système de santé s’est effondré. Un médecin-chef de l’hôpital de Mateur, au nord-ouest, s’est écroulé en pleurant : ses patients meurent, faute d’oxygène. Seul le SOS de la porte-parole du ministère de la Santé a pu commencé à sauver des vies. Du monde entier on a envoyé des vaccins et de l’oxygène. Le président Kaïs Saied, en conflit avec Rached Ghannouchi, ne fait plus confiance à qui que ce soit : il a réquisitionné l’armée pour assurer la logistique de la distribution des dons à son pays réduit, selon la presse tunisienne, au statut « d’Etat mendiant ».
Bien sûr, parmi tous les envois internationaux -la France, notamment, a fourni un million de doses de vaccins- il y a un hôpital de campagne offert par Doha qui devait bien cela à son nouveau satellite. Malgré la violence, Abir Moussi, au Parlement, a tenu tête à ses ennemis jusqu’à minuit, mais la loi sur le « Qatar Development Fund » a été votée à l’aube du 1er juillet.
Seulement, il s’agit peut-être d’une victoire en trompe l’oeil. Car la colère gronde dans l’opinion tunisienne. Le traumatisme majeur est celui d’un pays abandonné par ceux qui en ont la charge, et dépendant de la charité internationale. Cette sensation, douloureuse dans la nation de Habib Bourguiba naguère si admirée, déclenche d’autres électrochocs. Ainsi, alliant l’incurie au cynisme, Ennahdha, par la voix de l’un de ses leaders, Abdelkrim Harouni, a réclamé au gouvernement des milliards de dinars d’indemnités pour « les victimes de la dictature de Ben Ali », identifiés comme ses sympathisants. Il s’agit d’une opération de reconquête de son électorat, échaudé par l’incapacité du parti au pouvoir à gérer la pandémie. Du coup, la rage a déferlé. Un groupe Facebook intitulé « Non aux indemnités de la honte ! » a rassemblé près de cinq cents mille signatures. Les commentaires sur tous les sites traduisent le dégoût des Tunisiens. « Ils se frappent la tête contre le sol en disant Dinar Akbar ! » peut-on lire entre autres gracieusetés. Devant cette révolte l’auteur de l’appel aux milliards s’est rétracté et le parti islamiste incrimine « une rumeur montée de la Kasbah [le gouvernement] ». Mais un nouveau scandale se profile. Rached Ghannouchi protège un ancien procureur de la république, Bechir Akremi. Celui-ci aurait dissimulé des preuves dans le dossier des assassinats politiques de Chokri Belaid et Mohamed Brami, opposants de gauche tués en 2013. On soupçonne aussi Akremi d’avoir blanchi de nombreux dossiers de terroristes. Coïncidence : le comité de défense pour la mémoire de Belaid et Brami a rendu publiques les accusations lors d’une conférence de presse le jour même où se déchainait la violence au Parlement. Mais le Conseil supérieur de la magistrature, dans un remarquable mouvement d’indépendance, a décidé de suspendre Akremi de ses actuelles fonctions de juge et de le traduire devant la justice.
Il y a encore des résistants en Tunisie !
* Journaliste et essayiste, rédactrice en chef à l’hebdomadaire Marianne, spécialiste de l’islamisme et du Moyen-Orient.