Les valeurs démocratiques portées par l’Europe et les États-Unis sont-elles vouées à régresser, face à la furie expansionniste des autocrates orientaux que sont Khamenei, Poutine, Xi Jinping et Erdogan ? Jean-François Colosimo, auteur d’‘‘Occident, ennemi mondial numéro 1’’, (Albin Michel) et Amin Maalouf, qui explore les origines du conflit entre la Russie et l’Ukraine avec ‘‘Le labyrinthe des égarés, l’Occident et ses adversaires’’ (Grasset), invitent à une réflexion nécessaire sur le sujet.
Il existe une théorie, très juste et de plus en plus répandue, selon laquelle la République islamique, la Russie, la Turquie et l’Iran, héritières de vieux empires, sont en train de forger une alliance quasi apocalyptique qui menace nos démocraties en même temps que la stabilité du monde libre.
Jean-François Colosimo rappelle dans son livre qu’il existe, au sein de ces régimes totalitaires, un ressort religieux qui anime leurs politiques nationalistes et expansionnistes. Qu’il s’agisse de la restauration des vieux schémas orthodoxes en Russie, d’Erdogan qui se voit en Calife des Califes en Turquie, d’un Xi Jinping devenu grand admirateur de Confucius (penseur dont les livres furent brûlés sous Mao), ou du président iranien chiite Ali Khamenei, qui poursuit une guerre civilisationnelle entamée il y a 45 ans contre l’Occident, on comprend en le lisant, comment ces despotes ont réinvesti le champ religieux au profit d’une forme de réarmement tant spirituelle que militaire.
Colosimo l’assure : « Nous ne l’avons pas vu venir. Puis, nous n’en avons pas cru nos yeux. Pourtant, c’est arrivé. Les anciens empires du XIXème siècle, tsariste, ottoman, perse, Qing, moghol, semblaient à jamais disparus. En réalité, ils n’avaient fait qu’hiberner. Ils sont réapparus, radicalement transformés (…) ». Dénonçant un Occident hautain et dépassé, il accuse les puissances qui le forment d’avoir détourné le regard du réel, considérant que « le commerce était là, nouvel opium des peuples, pour tout apaiser ». En clair, la religion du négoce, qui ne porte aucune spiritualité, aucun projet culturel et se résume à un simple modèle économique, aurait anesthésié l’Europe et les États-Unis, les exposant aux menaces des États totalitaires et des fantasmes hégémoniques de leurs leaders.
Dans son dernier livre intitulé ‘‘Le Labyrinthe des égarés’’, le grand écrivain franco-libanais – secrétaire perpétuel de l’Académie française- Amin Maalouf étudie, lui, les origines de la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine, « une guerre dévastatrice qui vient d’éclater au cœur de l’Europe, qui ravive les pires traumatismes du passé ». Rappelant que ce conflit est le signe d’un « bouleversement majeur (qui) est en train de se produire, qui affecte déjà notre mode de vie, et qui remet en cause les fondements mêmes de notre civilisation », il alerte autant sur la cécité des Occidentaux, que sur leur inanité. « La guerre entre la Russie et l’Ukraine, dit-il, témoigne du déclin relatif de l’Occident et n’est peut-être que le premier chapitre d’un affrontement entre les États-Unis et la Chine. »
Explorant les racines de la fracture qui oppose aujourd’hui Orient et Occident, il se souvient que le Japon fut le premier pays d’Asie à défier la suprématie occidentale lors du conflit avec la Russie en 1905, et comment sa victoire donna une forme d’espérance, autant qu’un exemple à suivre, à d’autres pays d’Orient.
Pourtant, le rappel de cette histoire, encore brûlante, implique-t-il forcément que l’Occident, à commencer par l’Europe, soit voué à un déclin inévitable ?
Pas si sûr.
L’Occident est moins fragile qu’on le croit
Les vieux empires qui menacent aujourd’hui l’Occident traversent en réalité des crises si profondes que leur modèle même pourrait bien finir par imploser. Prenons le cas de la République islamique d’Iran, si prompte à menacer du pire ceux qui osent s’opposer à son modèle d’expansion. Chaque semaine qui passe nous montre un État iranien divisé entre conservateurs religieux et réformateurs mafieux, un pays miné par la contestation d’une population dont la moitié ne parvient plus à se nourrir deux fois par jour.
Les Mollahs, passés maitres dans l’art de la guerre asymétrique, ne sont même plus capables de protéger leurs proxys, pourtant supposés servir leurs intérêts. Le 18 septembre dernier, les talkies-walkies de membres du Hezbollah, la milice aux ordres de Téhéran, explosaient dans la banlieue sud de Beyrouth, ainsi que dans le sud et l’est du Liban. Ces explosions, orchestrées par le Mossad, survenaient après celles de bipeurs, la veille, utilisés eux aussi par la milice chiite, faisant plus de 2 800 blessés et une dizaine de morts. Un empire puissant, menaçant l’Occident, faillirait-il autant que le régime des ayatollahs à protéger ses troupes ? Évidemment non.
Il en va de même de la Chine, que l’on nous présente comme l’une des grandes menaces de ce premier quart de siècle. Fragilisée par une crise importante démographique – au point de voir sa population diminuer -, et de plus en plus animée par une jeunesse en quête de sens, est-elle vraiment en capacité de se lancer dans une guerre qui pourrait la conduire à sa perte ? Menacer est une chose, passer à l’acte en est une autre.
L’exemple de l’invasion russe en Ukraine démontre à quel point il est difficile de remporter une victoire militaire, y compris face à un adversaire qui semble plus faible.
Quant à la Turquie, divisée sociologiquement en raison de la mégalomanie de son Président, quelle est aujourd’hui sa force réelle, malgré son armée, si ce n’est celle de jouer la carte de l’entrisme islamiste en Europe et aux États-Unis ?
Au fond, ce qui menace le plus l’Occident face aux tyrans orientaux, n’est-ce pas la faiblesse de ses élites, autant que leur manque de vision politique à long terme ?
Le vrai problème de l’Europe, comme des États-Unis, ne vient-il pas d’une forme d’auto-déconstruction qui s’est quasiment institutionnalisée ces dernières années, et qui les empêche d’affirmer leurs valeurs face à des dictateurs abrutis ?
Colosimo et Maalouf ont évidemment raison de nous rappeler une réalité inquiétante, cela d’autant plus qu’ils sont animés par une pensée humaniste qu’ils veulent voir perdurer. Mais fort de leur constat alarmiste, on peut aussi penser que l’Occident, si l’on prend le temps d’analyser son histoire géopolitique, est peut-être moins fragile qu’on pourrait le croire. Il a en effet su sortir des crises économiques et de deux guerres mondiales en préservant un système politique – la démocratie – qui demeure le moins imparfait. Et il participe encore aujourd’hui d’un monde où la liberté et l’égalité, même menacées par l’islamisme et l’extrémisme politique, offrent des possibilités de progrès remarquables.
Bien sûr, à force de passer son temps à faire son autocritique, l’Occident se fera manger par des despotes pourtant incapables d’unir leurs peuples derrière eux…