En Allemagne, où vivent trois millions de Turcs, dont plus d’un million possède la nationalité allemande, Ankara tente depuis plusieurs années d’influencer les élections, en appelant les électeurs binationaux à ne pas voter pour les partis politiques jugés hostiles aux intérêts de la Turquie. Les réseaux de Recep Tayyip Erdogan s’activent aussi en France, même si cela se fait bien plus discrètement, via le Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), qui a présenté – sans grand succès – plusieurs candidats aux récentes élections législatives.
La 5ème circonscription du département de l’Ain, comprenant la ville d’Oyonnax, était particulièrement scrutée en raison de la personnalité du député sortant, Damien Abad. Président à l’Assemblée nationale du groupe Les Républicains, il a basculé chez Emmanuel Macron, après la présidentielle d’avril dernier, devenant ministre des Solidarités et des personnes handicapées. Sa candidature aux législatives a, aussi, attiré l‘attention en raison des accusations de viol dont il fait l’objet.
Les observateurs politiques se sont moins intéressés à l’un de ses concurrents, le candidat Celil Yilmaz, 47 ans, franco-turc, cadre à Turkish Airlines. Son score au premier tour des législatives dans cette circonscription (704 voix, soit 1,95 % des suffrages) n’a guère éveillé l’attention. Celil Yilmaz, se présentant comme un candidat indépendant, voulait porter « la voix des minorités » afin de défendre « la mosaïque France ». Dans sa profession de foi, il dénonçait « les nombreuses stigmatisations, discriminations que rencontrent ou ont pu rencontrer les citoyens issus de la diversité ». Et déplore la montée « incompréhensible » de l’islamophobie en France et en Europe. Selon lui, durant le quinquennat d’Emmanuel Macron, les citoyens de confession musulmane ont subi une « stigmatisation sans précédent ».
Même discours de la part d’Ozbay Pehlivan, 34 ans, autre figure du Cojep, originaire de Valence. Tout en défendant « les valeurs de la République », il stigmatise « l’islamophobie qui contamine la démocratie ». Il assure que lorsqu’il s’est présenté aux élections municipales en 2020, sa candidature aurait déclenché « une avalanche de haine de la part de la communauté arménienne ».
Contrairement à Celil Yilmaz, Ozbay Pehlivan affichait davantage la couleur, se présentant sous la bannière de l’Union des démocrates musulmans français (UDMF). Une étiquette-repoussoir qui ne lui a permis de recueillir que 227 voix, soit 0,63 % des suffrages exprimés.
Deux autres dignitaires du Cojep se sont présentés aux législatives françaises : Yalcin Ayvali (14èmecirconscription du Rhône) a obtenu 343 suffrages (1,27%) et Ramazan Calli (5ème circonscription de Saône-et-Loire) n’ a attiré que 99 voix (0,25%).
Contre la ‘‘turcophobie’’ et ‘’l’islamophobie’’
Malgré son score marginal, Celil Yilmaz est un homme d’influence, comme le souligne la lettre confidentielle Intelligence Online. Secrétaire général du Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), basé à Strasbourg, il travaille « aux côtés d’Ali Gedikoglu, le directeur du Cojep, également connu pour être un proche de longue date de Mevlüt Çavusoglu, l’actuel ministre des Affaires étrangères et membre fondateur de l’AKP [le parti d’Erdogan] ».
Pour faire simple, le Cojep est la courroie de transmission du président turc dans l’Hexagone. L’une de ses missions consiste à faire apparaître Erdogan comme le défenseur des Musulmans opprimés dans le monde. Ali Gedikoglu dénonce à la fois la turcophobie et l’islamophobie en France. Des objectifs que le Cojep partage avec François Burgat, président du Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (Carep), sponsorisé par le Qatar, et compagnon de route des Frères musulmans.
Sur Twitter, Celil Yilmaz (@celilcojep) fait référence au site Medyaturk, créé en 2014 par des « bénévoles », qui affirme n’avoir « aucun lien avec une structure précise ». Néanmoins, ses titres sont sans appel : « Une liste des massacres commis par le PKK depuis son établissement », ou encore : « Un regard sur les massacres commis à l’encontre des Turcs à travers l’histoire ». Le dernier article dénonce une « turcophobie croissante » et la « répression des Loups gris », ce mouvement paramilitaire et ultra nationaliste turc, dont la branche française a été dissoute en novembre 2020. L’un des sympathisants des Loups gris, le Franco-Turc Ahmet Cetin, originaire d’Oyonnax, a été jugé en septembre 2020 pour « incitation à la violence ou la haine raciale », pour avoir déclaré dans une vidéo (retirée depuis) : « Que le gouvernement [turc] me donne une arme et 2 000 euros et je ferai ce qu’il y a à faire où que ce soit en France ». Dans son allocution, il regrettait qu’à Marseille, « il y a trop de pro-PKK, trop d’Arméniens », sous-entendu pour pouvoir empêcher les Arméniens de manifester(1).
Nier le génocide arménien de 1915
Le 18 mai 2022, Medyaturk explique qu’un sujet d’examen, donné par l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE) aux futurs enseignants, stigmatiserait les Musulmans. On y apprend que la laïcité, selon le ministère de l’Éducation nationale, serait « juste un ensemble de règles anti-islam ». Les articles virent parfois au complotisme, comme lorsque Medyaturk explique que la tuerie du 24 mai dernier, qui a fait 21 morts dont 19 enfants, dans une école primaire au Texas, pourrait être due à de la cyber torture(2)… Selon lui, les Américains auraient donc orchestré ce massacre, en mettant sur pied des terroristes grâce à des moyens inhumains, c’est-à-dire l’utilisation forcée de drogues, de traumatismes et de violence. Quant à la cyber torture, elle utiliserait des « ondes et fréquences spéciales à l’aide des antennes relais et satellites », permettant de « capturer l’empreinte cérébrale sans électrode et de provoquer des stimuli en tout genre ».
Moralité : le pouvoir américain serait finalement capable de tout, y compris de commettre « de telles atrocités sur sa population ». Certes, ce n’est pas le seul site à véhiculer de telles inepties. Mais comment expliquer qu’un candidat se présentant comme « la voix des minorités », fasse, via le Cojep, la promotion de Medyaturk ?
Par ailleurs, le Cojep a édité un livret afin d’aider les jeunes d’origine turque « à exprimer leurs idées sur le sujet des évènements de 1915, lorsqu’ils rencontrent des problèmes au cours d’une déclaration et d’un cours d’histoire à l’école ». En clair, le relais de l’AKP en France incite les élèves à nier l’extermination planifiée des Arméniens, commise par l’Empire ottoman en 1915, et à manifester leur opposition à l’école(3).
Des dérives communautaristes et négationnistes qui n’empêchent pas le Cojep d’avoir pignon sur rue. Et pis encore, de présenter – dans l’indifférence générale – des candidats aux législatives françaises !
1- Christophe Ayad, « Jugé pour “incitation à la haine’’, le Franco-Turc Ahmet Cetin a alterné protestations de bonne foi et propos dilatoires », Le Monde, 18 septembre 2020. « Au Mozambique, la bataille sans fin contre les djihadistes », Le Monde, 22 décembre 2021.
2- « La tuerie du Texas pourrait-elle être due à de la cybertorture ? », Medyaturk, 26 mai 2022.
3- Laure Marchand, « Les professeurs doivent faire face à la négation du génocide arménien », Le JDD, 18 avril 2021.