Illustre figure intellectuelle et humaniste, grand historien de la gauche française, doyen des chroniqueurs et éditorialistes de la presse parisienne qu’il a enrichi de ses analyses affutées et ses opinions éclairées durant plus d’un demi siècle, Jacques Julliard est décédé le 8 septembre, à l’âge de 90 ans.
« Une grande voix républicaine, humaniste et socialiste vient de s’éteindre. Jacques Julliard chérissait la Nation sans jamais perdre de ses engagements européens. Il ne cédait rien sur les valeurs universelles et sur la laïcité sans jamais étouffer sa foi vibrante. Il militait infatigablement pour le socialisme émancipateur, sans jamais lui pardonner ses fautes et ses faiblesses. Il se moquait des appartenances et des lignes dès lors qu’elles offraient l’opportunité d’un débat élevé et d’une confrontation fructueuse. La presse perd l’une de ses plus belles plumes, la gauche l’un de ses intellectuels les plus féconds, la France l’un de ses amoureux les plus transis, et nous un ami. », écrit François Hollande dans un vibrant hommage à l’auteur de ‘‘La gauche et le peuple’’, qui a toujours témoigné un « grand respect » pour l’action de l’ancien Président de la République.
En décembre dernier, Jacques Julliard nous a reçu pour une grand entretien, dans le cadre d’un Hors Série de notre mensuel Ecran de veille intitulé ‘‘Comment résister à la crétinisation du monde ?’’. En historien critique, il déplorait dans cet entretien la délégitimation populaire de sa famille politique, considérant que le fait d’« abandonner l’universalisme est suicidaire pour la gauche », car « c’est pour cela que l’exacerbation des particularismes – les migrants, les femmes, les minorités sexuelles – déferle sur la France ». Et concluait, avec un pointe d’amertume, qu’« il est désolant, quand on est un homme de gauche, d’être amené sans arrêt à charger la barque de son propre camp. Je le fais sans plaisir et moins souvent que je n’en ai envie ! »
Propos recueillis par Atmane Tazaghart– La gauche semble à l’agonie. Est-ce la phase terminale ou décelez-vous l’espoir d’une prise de conscience ? Comment faire renaître une intelligence politique dans la famille qui est la vôtre et dont vous ne cessez d’observer, de décrire les mutations et les errements?
– Jacques Julliard : Il y a deux raisons qui empêchent la gauche de revenir au pouvoir. La première, c’est le glissement de son axe à l’extrême gauche. La seconde, c’est sa relation avec l’Islam. Sur le premier point, c’est simple : la gauche n’a gagné et obtenu de majorité que lorsque son axe était suffisamment central ou centriste. Prenons l’exemple de la Quatrième République : tant que les communistes ont été dominants, il n’a pas été question pour la gauche, hormis l’épisode Guy Mollet, de revenir. C’est à partir du moment où les socialistes, sous la direction de François Mitterrand, ont regagné du terrain sur le parti communiste que la gauche dans sa totalité est redevenue majoritaire. Il y avait d’ailleurs une certaine bonne volonté des communistes à accepter cette situation. Déjà, en 1936, Maurice Thorez, par ailleurs un stalinien de la plus belle eau, avait compris que le Front populaire devait rassurer. Il avait insisté pour que les mesures soient modérées et même proposé l’élargissement du Front populaire vers la droite ! Ceci prouve bien que le phénomène est mécanique. Il s’agit d’attirer les électeurs centristes vers la gauche. Aujourd’hui, si cette gauche présente une figure révolutionnaire, ou plutôt agitatrice, « bousculeuse » comme disait Proudhon, les électeurs partis chez Marine Le Pen ou chez Emmanuel Macron y restent et y resteront. Or, rien ne montre que la gauche est en train de le comprendre. Au contraire, son principal responsable, Olivier Faure, totalement inconnu du public, a accepté sa subordination de fait aux Insoumis. Et ce ne sont pas les cabrioles des écolos qui vont améliorer la donne.
– Pourquoi citez-vous le rapport à l’Islam comme seconde raison principale de la chute ?
– Je précise que j’entends par la relation à l’Islam le regard porté sur le phénomène musulman dans la société française. D’abord, je vois que la gauche agit au nom de sa tolérance traditionnelle. Depuis le 18ème siècle, il y a toujours l’idée dans la gauche française que par rapport à un catholicisme jugé infréquentable, les sagesses orientales seraient beaucoup plus compatibles avec une société démocratique. Cela continue à jouer mais il s’y ajoute aussi l’anticléricalisme. Car paradoxalement, le catholicisme ne bénéficie nullement de la tolérance de la vieille gauche à l’égard de l’Islam. Dans ce schéma mental, toute transgression de la laïcité de la part de l’Église est relevée avec vigueur. Alors qu’on admet nombre de transgressions de la part de l’Islam. Ceci explique cela : le catholicisme étant vu comme l’intolérance, même tout ce qui n’est pas catholique est regardé avec une certaine bienveillance. C’est d’autant plus absurde que l’Islam a fait un chemin considérable dans le sens de l’intolérance, tandis que le catholicisme français (qui accepte parfaitement la laïcité,) a évolué en sens inverse. L’Église, en perte de vitesse numériquement et moralement, cherche surtout à conserver ses ouailles. Si à une époque, elle a tenté d’influencer la politique française, elle le fait de moins en moins. Sa dernière manifestation remonte au Mariage pour tous et je ne suis même pas sûr qu’elle recommencerait. L’Église se fait toute petite en espérant passer à travers les gouttes.
Ensuite, il y a la mauvaise conscience de la gauche à l’égard du monde musulman, consécutive à la décolonisation et plus précisément à la guerre d’Algérie. La gauche de Guy Mollet martèle, rappelons-le : « l’Algérie c’est la France ! ». François Mitterrand, ministre de la Justice, envoie à la guillotine un certain nombre de terroristes algériens. Depuis, la gauche a un complexe. Elle sait qu’elle a été condamnée par à peu près tout le monde à cause de son attitude effectivement stupide pendant la guerre d’Algérie. Depuis, elle a tellement peur de retomber dans le « Molletisme » qu’elle fait exactement l’inverse. C’est une espèce de réflexe conditionné bien plus qu’une attitude raisonnée. Elle ne se demande pas si le nationalisme algérien qu’elle a connu en 1956 est la même chose que l’islamisme d’aujourd’hui. Ayant connu l’un et l’autre, je peux vous assurer du contraire, en confessant d’ailleurs que je n’avais pas perçu les germes de l’islamisme dans ce nationalisme. Cela n’aurait rien changé car il fallait que l’Algérie retrouve son indépendance.
Et puis, il y a l’électoralisme. Partout où les Musulmans constituent une force électorale significative, cela pèse dans les options politiques. D’autant plus que, de manière très discrète mais de plus en plus évidente, l’Islam s’est organisé en groupe de pression électorale. Aux élections locales, la gauche est contente d’avoir le renfort des Musulmans pour l’emporter.
– Et le renfort de l’islamisme, notamment celui des Frères musulmans qui ont appelé ouvertement à voter pour Jean-Luc Mélenchon.
– Tout à fait. Enfin, le dernier facteur et non le moins important, c’est la peur. L’Islam fait peur. Je pense au monde de l’école. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, et même bien avant, beaucoup d’enseignants reconnaissent en privé qu’ils ont peur et ne peuvent plus aborder des sujets qui touchent à l’Histoire et à la religion. L’Islam politique, en peu de temps, a réussi à éliminer de l’école la plupart des choses qui lui déplaisaient. Voilà la vérité !
Cet ensemble de facteurs considérables explique pourquoi tant de gens ne voteront plus à gauche. Cette clientèle en déshérence, c’est un peu des « Chiens perdus sans collier ». La gauche se cherche. Si elle est bourgeoise, elle vote pour Macron. Si elle est de milieu populaire, elle vote pour l’extrême droite, Marine le Pen ou Éric Zemmour. Si la gauche ne prend pas conscience de ces phénomènes, elle n’est pas près de retrouver le pouvoir.
– Comment expliquez-vous le renoncement à des valeurs qui constituaient le socle de la pensée de gauche : la laïcité, le républicanisme, l’universalisme ?
– Il est exact qu’aujourd’hui, se déclarer être un fervent défenseur de la laïcité vous classe plutôt à droite qu’à gauche. Je m’interroge souvent sur cette rupture dans la transmission culturelle, cette infidélité de la gauche à ses propres valeurs. Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante. Je pense que la gauche a perdu tous ses instruments de formation. La conscience républicaine se forgeait un peu dans les partis, beaucoup dans les syndicats, mais il y avait aussi tout le tissu associatif. Et quand l’éducation et la transmission des valeurs ne sont plus présentes, on s’aperçoit vingt ans plus tard des conséquences.
– Nous avons donc une gauche qui ne croit plus à grand-chose et se révèle incapable de prouver aux électeurs qu’en votant pour elle, on pourrait rétablir ses valeurs…
– Et les intellectuels n’ont pas eu le beau rôle dans cette affaire. Leur lâcheté morale est ancienne. Non seulement, ils n’ont pas aidé au maintien de la conscience républicaine mais encore, ils l’ont démolie chaque fois qu’ils ont pu. Les exemples les plus flagrants sont Sartre, Michel Foucault qui était revenu d’Iran enchanté au moment de la Révolution de Khomeini. À l’époque, j’étais à l’Observateur, et Foucault était intouchable. Il avait été ravi de ses contacts avec les autorités iraniennes qui lui faisaient entrevoir un changement dans la nature des relations entre le religieux et le politique… J’étais un modeste journaliste à l’époque, mais j’ai tenu à faire mon papier, la semaine suivante, sur la laïcité. Aujourd’hui, parmi les intellectuels présents en nombre sur les chaines d’information en continu et dans tous les médias, bien peu défendent les idées républicaines.
– À cette mauvaise conscience coloniale que vous évoquiez et à cette lâcheté, s’est ajoutée la crainte d’être taxés d’islamophobie et de racisme en défendant la laïcité.
– Être traité d’islamophobe par un islamiste, ce n’est pas grave. Mais être traité d’islamophobe par un intellectuel de renom ou dans un journal de renom, c’est très grave. Moi-même, pour avoir dit une fois que Zemmour, au début de sa campagne, posait des questions que personne n’osait poser, j’ai été immédiatement dénoncé dans le quotidien Le Monde. Au rôle joué par les intellectuels, il faut donc ajouter celui exercé par les médias très souvent influencés par ces intellectuels ou par des journalistes qui jouent aux intellectuels. Cela s’appelle l’intimidation. Ce qui est étonnant, c’est que personne ne s’en étonne plus ! Il est vrai que la France ne joue plus de rôle intellectuel majeur en Europe…
– Comment expliquez-vous cette exception française qui fait que toute la gauche, dans notre pays, est inféodée à l’extrême gauche, aux Insoumis, alors que partout en Europe, la social-démocratie est le pivot des alliances au pouvoir ?
– En Europe, le terme de social-démocratie est effectivement plutôt laudatif. Ailleurs, c’est bien : en France, la social-démocratie, c’est mal ! Au mieux, c’est être minimaliste en matière sociale ; au pire, c’est être un traître. Voilà un héritage de la période stalinienne dont on ne s’est jamais débarrassé. Là encore, nous sommes un pays dominé par des intellectuels médiocres. Par des gens qui n’ont plus d’autonomie de pensée et manquent de courage. Pas question de reconnaitre que la révolution n’est plus un objet politique ! Résultat : la coupure en France entre les intellectuels et la social-démocratie française s’est perpétuée. Ils ont fui dans une espèce de vague moralisme…
– Comment analysez-vous le phénomène ‘‘woke’’ qui nous vient des États-Unis et aggrave encore le reniement de la gauche, le féminisme ou l’antiracisme s’étant détournés de l’universalisme pour muer en sectarismes ?
– L’universalisme est complètement lié à une certaine vision de la politique. Une politique qui considérait que les Blancs et les Noirs, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres devaient être traités par l’État et les instances de la société de la même manière. La critique de cet universalisme consistait à dire qu’il s’agissait là d’hypocrisie puisqu’en les traitant de la même manière, on jetait le voile, si j’ose dire, sur les différences en les renforçant. Aujourd’hui, le féminisme est devenu une manière de faire de la politique alors qu’il ne saurait se substituer à la politique sous peine d’être à son tour une mystification. Il y a donc une crise de l’universalisme.
– Pour Michel Onfray, tout universalisme est forcément un impérialisme…
– Abandonner l’universalisme est suicidaire pour la gauche. Elle n’a décidément pas besoin qu’on la tue, elle s’en charge elle-même ! L’exacerbation des particularismes – les migrants, les femmes, les minorités sexuelles – déferle donc sur la France. C’est d’autant plus amusant que la plupart du temps, les moteurs de ces tendances affichent un antiaméricanisme flamboyant. La France n’arrive plus à se servir des leçons de l’Histoire. Comme si elles n’étaient plus intégrées à la pensée politique. À trois reprises, les États-Unis nous ont sauvés : de l’oppression ou de la défaite en 1914, du nazisme en 1944, et du stalinisme pour la période suivante. Cela mériterait un tout petit peu de considération. Là aussi, la gauche française a une très grande responsabilité. Nous devons beaucoup aux États-Unis, même si je pense qu’il faille aussi leur résister. Là-dessus, de Gaulle me semble tout à fait exemplaire. Certes, il ne les aimait pas et on le lui rendait bien. Mais cela n’empêchait pas d’excellentes relations politiques. Chaque fois qu’il y a eu une tension entre l’Est et l’Ouest, l’allié le plus fidèle des États-Unis, ce fut la France gaulliste. Aujourd’hui, nous avons des gens qui, à l’inverse de de Gaulle, sont sous la pression idéologique de la pensée et de la société américaine mais affichent un anti-américanisme stupide. Ceci ne vaut pas seulement pour la gauche mais aussi pour la droite extrémiste. Il faudra bien qu’un jour la France fasse un examen de conscience sur sa relation avec les États-Unis.
– Vous décrivez un malentendu dans la relation à l’Amérique. Comme un écho du déni qui délégitime le discours de la gauche en politique intérieure.
– Oui. Certains courants ont avec les États-Unis un rapport aussi faussé et biaisé que celui que je décris à l’égard de l’Islam. Il est désolant, je vous l’assure, quand on est un homme de gauche, d’être amené sans arrêt à charger la barque de son propre camp. Je le fais sans plaisir et moins souvent que je n’en ai envie ! Je sais très bien que, dans le passé, les gens ont caché leur prise de distance avec la gauche derrière les reproches qu’ils lui faisaient. Il ne faut pas tomber dans ce travers. Nous sommes obligés de dire que la gauche est infidèle à elle-même et à ses valeurs et ne produit plus rien de neuf. Elle se raccroche à des totems. Surtout, elle n’a plus personne pour l’aider à penser et à se penser.
BioExpress
1933 : Naissance à Brenod, dans l’Ain.
1955 : Rejoint la revue Esprit.
1956 : Anime la Conférence étudiante de l’UNEF « Pour une solution au problème algérien ».
1959-1961 : Appelé en Algérie.
1968 : Fonde le département d’Histoire de l’Université de Vincennes. Publie « Naissance et mort de la Quatrième République » (Calmann-Levy).
1969 : Entre au Nouvel Observateur.
1974 : Adhère au Parti socialiste.
1989 : « La République du Centre » (Hachette).
1990 : « Le Génie de la liberté » (Le Seuil).
1994 : « Ce fascisme qui vient » (Le Seuil).
1995 : « La droite et la gauche » (Robert Laffont).
1997 : « La faute aux élites » (Gallimard).
2002 : « Dictionnaire des intellectuels français », avec Michel Winock (Le Seuil).
2005 : « Le malheur français » (Flammarion).
2010 : Éditorialiste à Marianne.
2012 : « Les gauches françaises » (Flammarion). Prix Jean Zay et grand prix Gobert.
2014 : « La gauche et le peuple », avec Jean-Claude Michea (Flammarion).
2017 : « L’esprit du peuple » (Robert Laffont, Bouquins).
2019 : « Allons-nous sortir de l’Histoire ? » (Flammarion).
2020 : « De Gaulle et les siens » (Éditions du Cerf).
2021 : « Carnets inédits, 1987-2020 » (Robert Laffont, Bouquins).
2023 : Décès à Paris, le 8 septembre.