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Clément Martin

 

Glucksmann se fraie un boulevard entre ‘‘Jupiter’’ et ‘‘Robespierre’’ !

4 juin 2024 Investigations   46061  

Le candidat PS/Place Publique a su séduire les électeurs de Macron déçus par la droitisation du président, tout comme ceux de Mélenchon effrayés par la radicalisation des Insoumis. Alors qu’on croyait le PS mort et enterré, un large espace est en train de s’ouvrir pour la gauche sociale-démocrate et laïque, dans la perspective de la présidentielle 2027.

Par Erwan Le Moal

« Personne ne nous avait vus venir ! s’enthousiasmait Raphaël Glucksmann à la tribune du Zénith de Paris, le 30 mai. A dix jours du scrutin, le candidat soutenu par le Parti socialiste pouvait se montrer confiant : les derniers sondages le créditaient alors de 14,5 % des voix, sa liste talonnant celle de la candidate macroniste Valérie Hayer (16%), et doublant celle de Manon Aubry (7 à 8%). « Soyons la grande et belle surprise de cette élection ! » assénait-il à une foule enthousiaste agitant les drapeaux bleus européens, mais aussi roses du PS.

Tel le Phénix de la mythologie antique, le PS renaît de ses cendres, ressuscité par l’étincelle Glucksmann. Mélenchon, fort de sa performance au premier tour de la présidentielle de 2022 (21,95%), avait pu s’imaginer que le score humiliant (1,7%) d’Anne Hidalgo constituait la dernière pelletée de terre sur le cercueil du parti né en 1971 à Épinay. Et pourtant : la liste menée par Glucksmann, qui n’avait réuni que 6% des suffrages aux Européennes de 2019, n’a depuis l’automne cessé de grimper dans les intentions de vote…

Cette dégringolade de LFI et résurrection du PS constituent la résultante de deux tendances contraires qui ouvrent la voie à un renouveau de la gauche sociale-démocrate, laïque, écolo et pro-européenne. La première de ces tendances est le cap à droite toute du second quinquennat d’Emmanuel Macron (réforme des retraites, loi immigration, recul sur les pesticides…) La seconde tendance est la dérive à l’extrême-gauche, woke et indigéniste, de LFI. Depuis le 7 octobre, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon s’est autoproclamé héraut de la cause palestinienne, sans nuance, et parfois sans compétence – le 5 mars sur Public Sénat, Mathilde Panot n’a su répondre à une question sur le fleuve Jourdain, qui délimite la Jordanie et la Cisjordanie… Les élus de LFI accumulent outrances et dérapages sur le sujet. Le 18 avril, après l’annulation d’une conférence sur le Proche-Orient, Mélenchon avait osé comparer le président de l’université de Lille au nazi Adolf Eichmann. Une semaine avant le scrutin, il qualifiait de « résiduel » l’antisémitisme, balayant les statistiques pourtant terrifiantes du Ministère de l’Intérieur.

« Je n’en peux plus de Mélenchon »

« Je n’en peux plus de Mélenchon », nous confiait début mai Nicolas*, qui a pourtant voté pour lui aux trois dernières présidentielles. « C’est devenu un boulet pour la gauche. Et j’ai peur qu’il se représente en 2027. Il dit qu’il va passer la main, mais comment le croire ? Il a mis au placard François Ruffin », député picard Insoumis qui lui faisait de l’ombre, et « il a mis à la tête de LFI Manuel Bompard, qui n’a aucun charisme ». Nicolas soupçonne une quatrième candidature. Or, en cas de second tour entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, un sondage de l’IFOP donne la candidate d’extrême-droite largement gagnante, avec deux tiers des voix et une abstention record ! « Donc, si Mélenchon arrive au second tour en 2027, Le Pen passe », calcule Nicolas. « Du coup, je vais voter pour Glucksmann le 9 juin, annonce-t-il. Si la liste LFI se plante, ça forcera peut-être Mélenchon à prendre sa retraite, la gauche se trouvera un autre candidat pour 2027, et on échappera peut-être au RN ».

« On le constate, l’agressivité de Mélenchon rabat des électeurs vers nous », glisse une militante socialiste croisée au Zénith lors du meeting de Raphaël Glucksmann. Celui-ci le sait, et se revendique d’« une gauche pro-européenne qui n’est pas dans l’outrance ». Les militants insoumis interrogés minimisent le risque d’une déroute de leur leader en cas de second face au RN : « On ne sait pas si Jean-Luc va se représenter, et de toute façon 2027 c’est loin… » évacue Éric*, qui tracte à la sortie du métro République. Pas si loin que ça : pendant toute cette campagne, Mélenchon a asséné que ces élections européennes constituaient « le premier tour de la présidentielle » …

Selon une enquête de la Fondation Jean Jaurès**, 38% des électeurs tentés par Glucksmann aux Européennes avaient voté pour Mélenchon en 2022. Le leader Insoumis avait alors raté le second tour d’environ 450 000 voix. « Un poil de cul », avait vertement commenté Adrien Quatennens, imputant cet échec à ses rivaux de gauche – Fabien Roussel, Yannick Jadot et Anne Hidalgo.

Jamais l’état-major de LFI ne s’interroge sur les raisons pour lesquelles la personnalité de leur chef rebute une partie des électeurs de gauche, notamment depuis son coup de sang filmé lors de la perquisition au siège du mouvement en octobre 2018 (« la République, c’est moi ! ») La NUPES (Nouvelle union populaire écologique et sociale) était née dans la douleur le 4 mai 2022, avec dans le viseur les législatives de juin. Mais Mélenchon avait aussitôt tiré la couverture vers lui, demandant aux électeurs de l’« élire premier ministre » : une posture qui rabaissait ses alliés au statut de vassaux…

En juin 2022, 151 députés de la NUPES avaient été élus à l’Assemblée nationale. Mais les tensions se sont vite multipliées : affaire Quatennens à la rentrée 2022 – le député nordiste était accusé de violences conjugales -, divergences quant à la réforme des retraites au printemps 2023 – les députés LFI jouant l’obstruction parlementaire -, perceptions différentes des émeutes urbaines de l’été – les Insoumis refusant d’appeler au calme, à contrecourant de l’écrasante majorité des Français, choqués par la mort de Nahel mais ulcérés par les pillages -, insultes envers Fabien Roussel à la rentrée 2023  – la députée LFI Sophia Chikirou a comparé le secrétaire général du PCF au collabo Jacques Doriot.

Mais l’implosion de l’alliance date des massacres du 7 octobre dans le sud d’Israël, LFI refusant de qualifier le Hamas de terroriste. Exaspérés, le PCF – qui n’a pas attendu le 7 octobre pour s’intéresser aux Palestiniens – actait dès lors que la NUPES constituait « une impasse », tandis que le PS votait « un moratoire ». Depuis l’automne, les gauches s’écharpent : Glucksmann a dû quitter le défilé du Premier mai à Saint-Etienne, hué par des militants Insoumis, mais aussi du PCF. Etienne*, militant socialiste « depuis le 21 avril 2022 », rencontré au meeting du Zénith, relativise : « Pendant une campagne, on tape toujours sur ses amis de gauche, parce que ce sont eux qui piquent vos voix. On se rabibochera après », veut-il croire.

Boulevard Glucksmann

Comme lors des Européennes de 2019, le Parti socialiste (PS) s’est choisi pour tête de liste Raphaël Glucksmann, 44 ans, fils du philosophe André Glucksmann (1937-2015). En 2006, Glucksmann a été proche du petit parti Alternative Libérale. Et en 2017, il apportait son soutien à Emmanuel Macron, qualifié de « fils spirituel des 68tards, incarnant une pensée centrée sur les libertés individuelles ». Il va sans dire qu’un gouffre sépare le modéré fondateur de Place Publique du volcanique « Méluche » : militant trotskiste dans les années 1970, sénateur socialiste de l’Essonne dans les années 1980 puis ex-ministre de l’enseignement supérieur de Lionel Jospin (2000-2002), « JLM » a claqué la porte du PS en 2008 pour fonder le Parti de Gauche (PG), puis La France Insoumise. Un mouvement qui se revendique d’une « gauche de rupture », et reproche au PS d’avoir composé une « gauche d’accompagnement » ayant bradé les intérêts des classes populaires pour leur faire avaler la pilule du néolibéralisme.

L’espace en train de se créer à la gauche de la majorité macroniste et à la droite de l’opposition mélenchoniste ouvre un véritable boulevard à Glucksmann. L’enquête déjà citée de la Fondation Jean Jaurès est édifiante : si 38% des électeurs de Glucksmann avaient voté Mélenchon en 2022, 30% avaient voté Macron ! Le leader de Place Publique a bien conscience de cet effet de ciseaux, promettant lors de son meeting au Zénith que sa gauche ne se prend « ni pour Jupiter ni pour Robespierre », en référence au président de la République et au leader Insoumis. Il a également raconté qu’un électeur l’aurait « remercié pour avoir rendu les dîners de famille respirables ». « Ma fille, lui aurait expliqué cet électeur, votait Mélenchon et mon fils Macron, ils ne se parlaient plus, désormais ils votent pour vous ». « L’échec d’Hidalgo en 2022 s’expliquait par deux votes utiles », résume Etienne : le vote utile Macron et le vote utile Mélenchon. Mais les gens comprennent que désormais c’est Glucksmann le vote utile ! »

« Alors que le macronisme avait construit son identité sur le dépassement de l’opposition gauche-droite, il devient de plus en plus unijambiste », écrit l’auteur de l’étude de la Fondation Jean Jaurès, Antoine Bristielle, expliquant que « l’électorat de centre-gauche » de Macron se rabat sur Glucksmann, notamment par opposition à la réforme des retraites. Les déçus de Mélenchon attirés par Glucksmann sont plus âgés et plus aisés que la moyenne des électeurs de LFI : « Un électorat assez classique du PS de la dernière décennie », souligne M. Bristielle. Les raisons de leur « switch » se trouvent, selon cette enquête, dans les ambiguïtés géopolitiques de LFI : les « switchers » considèrent le Hamas comme une organisation terroriste, ils sont attachés à l’idéal européen, et soutiennent Kiev contre Moscou. Jean-Luc Mélenchon, qui peu avant l’invasion de l’Ukraine par le Kremlin minimisait la menace russe et imputait à l’OTAN la responsabilité de la crise, a déclaré le 16 mars lors d’un meeting à Villepinte que Vladimir Poutine « fait ce qu’il croit être son devoir ». Le 25 mai, lors d’un meeting à Aubervilliers où les drapeaux palestiniens surclassaient les drapeaux européens, il dénonçait « les socialistes qui courent en première ligne pour vouloir la guerre avec la Russie… La guerre nucléaire est au bout de votre bulletin de vote ! »

Divergences sur l’Ukraine

La défense de la cause ukrainienne par Raphaël Glucksmann constitue un repoussoir pour les Insoumis indéfectibles : « Il n’est pas de gauche et il est pour l’économie de guerre ! Vous êtes pour la guerre ? » s’exclame Hélène*, retraitée qui tracte pour LFI sur un marché de l’est parisien. Les Jeunesses Communistes (JC) du PCF du département du Nord ont même collé des affiches insultant le candidat PS/Place Publique : « Raphaël Glucksmann, un sacré salaud… veut envoyer les enfants d’ouvriers à la guerre » en Ukraine.

Glucksmann assume son engagement aux côtés de l’Ukraine comme de Taïwan, des Ouighours comme des Palestiniens – il demande la reconnaissance de la Palestine par la France. Il a rappelé avoir connu Anna Politkovskaïa, journaliste et opposante russe assassinée à Moscou en 2006 : « Poutine n’est pas seulement notre problème », lui avait-elle dit, l’alertant que « le réveil » des Occidentaux serait « brutal ». « Ses mots m’ont accompagné en Géorgie en 2008 » : il y a travaillé trois ans comme conseiller officiel du président Mikheil Saakachvili (2004-2013), libéral et pro-européen. « Si vous aimez la paix, vous devez faire preuve de détermination face aux tyrans », a précisé au Zénith le candidat, dont le slogan de campagne est – en écho à l’avertissement de Mme Politkovskaïa – « Réveiller l’Europe ».

Glucksmann a reconnu lui-même voter « à 80% » comme Valérie Hayer au Parlement européen. Désormais, il se démarque de la macronie par un programme nettement plus à gauche, avec pour slogan « Taxer les riches ». Surtout, il prône la construction d’une « puissance écologique européenne », grâce aux énergies renouvelables, mais aussi au nucléaire : « La transformation écologique est l’immense aventure collective de notre temps ». Elle « nous permettra de vivre mieux et surtout de vivre libres », Moscou et les pays du Golfe « ne pouvant empêcher le vent de souffler à Saint Nazaire ou le soleil de briller à Marseille ». Sur l’écologie, Glucksmann se démarque du pouvoir macroniste, qui malgré l’urgence climatique a vidé de sa substance le plan Ecophyto, sous la pression cet hiver des blocages d’agriculteurs encartés au syndicat productiviste et anti-écologiste FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles).

Le succès de la campagne de Glucksmann et la contre-performance de celle de Manon Aubry constituent un désaveu pour Jean-Luc Mélenchon. L’avenir dira quelles conclusions le leader insoumis en tirera. Une semaine avant le scrutin, en meeting à Toulouse, il mettait en garde : « Même si nous ne gagnons pas, nous continuerons quand même, alors vous perdez votre temps ! » Quant à Raphaël Glucksmann, « potentiellement en mesure de reconstituer un espace social-démocrate » selon la Fondation Jean Jaurès, il ne cache plus ses ambitions pour 2027 : « Je ne vais pas disparaître le 10 juin », avait-il promis à ses sympathisants rassemblés au Zénith. « Je serai là, avec vous, pour construire cet espace ».

* Les témoins cités par un simple prénom préfèrent conserver l’anonymat.

** De Macron ou Mélenchon à Glucksmann : vers un renouveau de la social-démocratie ? Enquête réalisée par Antoine Bristielle, directeur de l’observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès (www.jean-jaures.org) auprès de 12 000 personnes et publiée le 28 mars.