Un an après l’enquête qu’il a dirigée pour notre mensuel Ecran de Veille (Observatoire des enseignants face à l’expression du fait religieux à l’école, octobre 2022), dans laquelle les problématiques liées au port de l’Abaya et du Qamis à l’école ont été sondées pour la première fois, François Kraus, le directeur du pôle Politique / Actualités à l’Ifop, a mené une enquête d’envergure (échantillon national représentatif de 2 145 personnes âgées de 18 ans et plus), réalisée pour nos confrères de Charlie Hebdo, suite à l’interdiction de ces tenues à l’école publique.
Dans cet entretien, il revient sur les principaux enseignements de cette étude composée de deux volets : un sondage réalisé les 30 et 31 août derniers et une recherche documentaire sur le caractère religieux de l’Abaya et du Qamis et la manière dont ces tenues sont présentées aux acheteurs et acheteuses français par les marchands et les marques qui les commercialisent.
Propos recueillis par Gérard Legraud– Quels sont les principaux enseignements de cette étude que vous avez réalisée pour Charlie Hebdo ?
– François Kraus : Au regard des résultats de cette étude menée auprès d’un échantillon deux fois plus large qu’à l’accoutumée (2200 personnes), force est de constater que l’interdiction des Abayas et Qamis annoncée par le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal fait l’objet d’un quasi-consensus : 81 % des Français approuvent cette interdiction, soit un soutien encore plus élevé que celui observé il y a une vingtaine d’années à propos de la loi interdisant les signes religieux (73 % en avril 2004).
Allant dans le même sens que d’autres études menées sur de plus petits échantillons (ex : 82 % d’après un sondage CSA/Cnews du 29 août, 71 % selon une enquête Elabe/BFMTV des 29 et 30 août), cette enquête Ifop/Charlie Hebdo a donc le mérite de montrer combien l’opinion des Français est en phase avec la position du corps enseignant sur le sujet : une enquête Ifop/Ecran de Veille menée l’an dernier auprès de 1000 enseignants du primaire et du secondaire ayant montré que 82 % d’entre eux étaient opposés au port des Abayas et Qamis dans les établissements publics.
Et à l’exception des musulmans – qui sont contre cette mesure pour les deux tiers d’entre eux (66 %) -, on note qu’elle est soutenue majoritairement dans toutes les catégories de la population, y compris les jeunes (63 %) et les habitants des banlieues populaires (71 %) qu’on aurait pu croire plus partagés sur le sujet.
– Les leaders des Insoumis et d’EELV se sont opposés à cette interdiction. Quid de leurs électeurs ?
– Les critiques émises à l’encontre de la décision du Ministre par plusieurs personnalités de la gauche radicale (ex : Thomas Portes, Mathilde Panot, Manuel Bompard, Sandrine Rousseau…) semblent loin d’être partagées par leurs électeurs. Par exemple, 79 % des sympathisants EELV approuvent l’interdiction des abayas et des qamis, soit une proportion semblable à ce que l’on observe chez les sympathisants socialistes et communistes (73 % à 81 %). Si un tel unanimisme n’est pas en soit surprenant chez des électeurs écologistes qui sont beaucoup plus sensibles que la moyenne aux différentes formes d’injonctions (ex : vestimentaires, corporelles…) qui pèsent sur les femmes, il amène néanmoins à relativiser le poids des critiques de certaines députées EELV, notamment celles de Sandrine Rousseau et Sandra Regol qui ont dénoncé dans cette décision une forme de contrôle du corps des femmes.
Mais c’est surtout le désaveu de la position de La France Insoumise sur le sujet par une grande partie de ses électeurs qui est le plus important à souligner, dans la mesure où cette organisation est de loin la plus offensive en la matière : son coordinateur, Manuel Bompard, a en effet annoncé qu’il proposerait à son groupe parlementaire d’engager une action auprès du Conseil d’État pour contrer l’interdiction de l’abaya à l’école. Or, une majorité des sympathisants LFI soutient cette interdiction (58 %), en particulier les sympathisants âgés (74 % des 50 ans et plus), ruraux (70 %) ou s’affirmant comme des ‘‘athées convaincus’’ (60 %). À l’inverse, la position de Jean-Luc Mélenchon sur le sujet semble plus en phase avec les sympathisants Insoumis les plus jeunes, les plus diplômés et les plus religieux.
– Certaines figures néo-féministes se sont aussi opposées à l’interdiction de l’Abaya. Cette position est-elle partagée par l’ensemble des personnes se disant féministes ?
– Les positions prises par des personnalités féministes comme Sandrine Rousseau ou Clémentine Autain ne semblent pas non plus très représentatives de celles des féministes françaises en général et des militant(es) engagé(e)s dans les associations féministes en particulier. En effet, si certaines voix affirment que la décision du Ministre irait à l’encontre des droits des femmes, les personnes se disant féministes soutiennent en réalité très fortement cette interdiction (81 %) même si, il faut le relever, les femmes féministes (78 %) y sont un peu moins favorables que les hommes féministes (86 %).
– L’argument le plus souvent avancé par ceux qui s’opposent à l’interdiction de l’Abaya consiste à nier son caractère religieux. Qu’en pensent les Français ?
– Si la dimension religieuse de cette longue robe fait l’objet d’un débat public, ce n’est pas vraiment le cas pour les Français : 70% d’entre eux partagent le point de vue du Ministre pour qui les Abayas et Qamis ont un caractère religieux. Ce qui fait débat, c’est aussi et surtout la manière dont ce vêtement est aujourd’hui vendu aux jeunes sur les sites de ventes en ligne.
– Certains responsables du CFCM ont apporté de l’eau au moulin de ceux qui nient le caractère religieux de l’Abaya. Qu’en est-il pour ceux qui vendent et/ou achètent ce type de tenues ?
– En effet, si le vice-président du CFCM, Abdallah Zekri, a jugé que l’Abaya était « une forme de mode » qui « n’a rien à voir (avec la religion) », cet avis est en totale contradiction avec la manière dont ces tenues sont, aujourd’hui, présentées en France par ceux qui les vendent sur Internet, que ce soit sur des plateformes généralistes (ex : Amazon, Alibaba…) ou sur la myriade de sites marchands communautaires spécialisés dans la ‘‘modest fashion’’.
Afin de mettre en perspective le point de vue des Français(es) sur le caractère religieux de ces tenues avec la manière dont l’Abaya et le Qamis sont présentés réellement à leurs acheteur/ses en France, l’Ifop a analysé l’intégralité des annonces de ventes d’Abayas et de Qamis proposées par les pages du moteur de Google en langue française en suivant les mots clés ‘‘Abaya’’, ‘‘Qamis’’ ou ‘‘Abaya ventes’’ / ‘‘Qamis pas cher’’ entre le 30 août et le 1er septembre 2023. De cette recherche reposant sur un échantillon de 144 annonces en ligne, il ressort que :
– 79 % des Abayas/Qamis vendu(e)s en France sur Internet sont, soit présentés avec un caractère religieux explicite (53 %), soit vendus sur des sites ne proposant que des produits à caractère religieux explicite (26 %). Par caractère religieux explicite, l’Ifop entend des annonces où l’Abaya / le Qamis est associé(e) par exemple à des termes comme ‘‘religieux’’, ‘‘islamique’’, ‘‘musulman(e)’’…
– 21 % des Abayas/Qamis vendu(e)s en France sur Internet ne sont pas présentés avec un caractère religieux explicite : l’Ifop a considéré que les notions de ‘‘modestie’’ ou de ‘‘pudeur’’ présentées par les vendeurs en ligne n’ont pas en elles-mêmes un caractère religieux explicite. Toutefois, si on considère que les notions de ‘‘modestie’’ ou de ‘‘pudeur’’ sont le fruit d’une injonction d’origine religieuse, la proportion d’Abayas/Qamis vendu(e)s sans références religieuses tombe à 14 %…
Et si on veut pousser plus loin la recherche pour savoir comment sont marketées ces tenues sur le marché français, il suffit par exemple de se rendre sur le site Alibaba où 1,2 million d’Abayas sont vendues dans la catégorie ‘‘vêtements islamiques’’. Mais c’est surtout sur la myriade de sites marchands de ‘‘modest fashion’’ qui mettent pour la plupart – mais pas tous – en avant la conformité de leurs tenues avec la religion musulmane. Le site Neyssa Shop explique ainsi très bien en quoi ses « vêtements légiférés » correspondent aux « codes vestimentaires islamiques », reconnaissant au passage que, chez la femme, la zone à cacher du regard des autres est « bien plus vaste que celle des hommes ». Enfin, certains adoptent une présentation ultra-conservatrice des tenues qui masque les cheveux et le corps des mannequins mais gomme aussi leur visage à posteriori par informatique, invisibilisant les femmes dans une atmosphère à la ‘‘servante écarlate’’ qui ne choquera pas que les féministes…
Au regard de ce premier recensement des annonces de ventes en ligne des abayas et qamis, il apparaît donc improbable que ces tenues n’aient pas de caractère religieux pour ceux et celles qui les achètent. Sinon, il faut se demander pourquoi les personnes qui les vendent se donneraient la peine de mettre en avant le fait que ces tenues répondent à des prescriptions religieuses…