Abnousse Shalmani est journaliste, romancière et essayiste. Dans son nouvel ouvrage intitulé ‘‘Laïcité, j’écris ton nom’’ (Éditions de l’Observatoire, 2024), elle fait l’éloge de la laïcité et de l’universalisme. Et elle pointe sans détour la menace que l’islamisme fait peser sur la France.
Propos recueillis par Joseph Martin– En quoi l’affaire du voile, en 1989, que vous qualifiez dans votre livre de ‘‘Munich républicain’’, est-elle le point de départ de l’assaut politique et médiatique mené par les Frères musulmans ?
– Je ne cesse de relire cette tribune parue dans Le Nouvel Observateur le 2 novembre 1989, rédigée par Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler et Régis Debray : « Et s’ils demandent demain que l’étude des Rushdie (Spinoza, Voltaire, Baudelaire, Rimbaud…) qui encombrent notre enseignement soit épargnée à leurs enfants, comment le leur refuser » ? Et nous y sommes, quand des professeurs alertent sur le refus de leurs élèves de visiter le musée d’Orsay – car trop de nus heurtent les regards – ou d’étudier Flaubert – car trop de péchés encombrent Mme Bovary.
Nous aurions dû éviter d’abandonner les citoyens français musulmans à la pression communautaire des islamistes. Nous aurions ainsi pu éviter de laisser les islamistes amalgamer Musulmans et islamistes. Ce que nous payons, c’est notre lâcheté et notre peur devant le discours culpabilisateur et mensonger des islamistes, qui ont non seulement transformé nos valeurs universalistes et républicaines en ‘‘islamophobie’’, mais musellent les citoyens français musulmans dans une illusion communautaire qui dessert tout le monde.
Nous avons été volontairement aveugles, car le discours ‘‘victimaire’’ des islamistes, cumulé à la peur viscérale et compréhensible des attaques terroristes, a créé un brouillard d’où est née la politique du ‘‘pas-de-vaguisme’’ à tous les niveaux. Certains, beaucoup trop nombreux à mon sens, ont pensé qu’on pouvait ‘‘négocier’’ avec les obscurantistes, que le compromis était possible. Le compromis ne fonctionne jamais avec les radicaux, jamais !
– Vous êtes Française d’origine iranienne. Que pensez-vous du rôle joué par les Fedayins de l’Islam, branche iranienne et chiite des Frères musulmans, lors de la révolution islamique de 1979 ?
– La laïcité est née en Perse au XVIème siècle sous le règne du cinquième souverain safavide, Shah Abbas 1er le Grand. D’origine turque-sunnite, les Safavides se sont ensuite convertis au chiisme et, comme tous les nouveaux convertis, ils ont voulu faire du zèle en imposant le chiisme comme religion d’État. Mais, parce que contrairement au sunnisme, le chiisme a un clergé, très rapidement, Shah Abbas 1er le Grand a voulu empêcher les Mollahs de se mêler des affaires de l’État. Alors il a instauré une séparation des pouvoirs, les religieux s’occupant du spirituel et des âmes, tandis que le Shah réglait, seul, les affaires d’État. Et cela a parfaitement fonctionné, ancrant le chiisme dans la sécularisation.
En 1905, quand la France votait la loi sur la laïcité, en Perse avait lieu une révolution constitutionnelle qui reconnaissait de nouveau la séparation de l’État et de la Mosquée. C’est pourquoi le premier exil de Khomeiny en 1965 a été demandé au Shah par le clergé chiite. Et si les religieux voulaient exiler Khomeiny à Najaf, ville sainte irakienne, c’est parce qu’à défaut d’être un bon étudiant en religion à Qom, il lisait Sayyid Qutb, l’idéologue des Frères musulmans, et qu’il commençait à tenir des discours politiques. Rien de plus éloigné du chiisme !
C’est pourquoi je dis que la révolution islamique de 1979 est une révolution sunnite dans un pays chiite. D’ailleurs, il est intéressant de voir que les seuls livres publiés par le successeur de Khomeiny, l’actuel gardien de la Révolution Khamenei, concernent Sayyid Qutb ! Les intellectuels du clergé chiite de 1979 étaient opposés à l’Islam politique et le sont encore aujourd’hui. Depuis leur naissance au Caire en 1928 jusqu’au Hamas aujourd’hui, les Frères musulmans continuent de semer le chaos et le terrorisme. Qu’ils pratiquent l’entrisme ou posent des bombes, leur dessein politique est immuable : imposer la charia.
– Qu’est-ce qui explique que la diaspora iranienne, en majorité musulmane, soit particulièrement intégrée en France et adhère à la laïcité, alors que celles qui sont originaires du Maghreb ont parfois davantage de difficultés à s’assimiler ?
– Cela tient avant tout à la différence entre chiisme et sunnisme. Le chiisme est un sécularisme. Il est contre-nature pour les chiites que le religieux s’immisce dans les affaires publiques. D’autre part, la diaspora iranienne a clairement vu et vécu dans sa chair les ravages de l’islam politique. Les exilés savent combien l’islamisme est un totalitarisme antidémocratique, antisémite, homophobe et misogyne. Ils sont immunisés. Enfin, il ne faut jamais perdre de vue que les Iraniens sont avant tout des Perses, conscients et fiers de leur Histoire trois fois millénaire. N’ayant jamais été colonisés, ils n’ont ni ressentiments, ni culpabilité. Pour les Iraniens exilés, la laïcité est un refuge et une sacralité, mais aussi une part de leur propre Histoire. Quand les Iraniens manifestent au pays natal, quand ils dansent dans les rues, brûlent les voiles, font tomber les turbans des Mollahs, ils réactivent la mémoire ancestrale de tous les Perses. Ce que réclament les Iraniens d’Iran, c’est aussi la laïcité.
– Comment expliquez-vous les manifestations et blocages des étudiants propalestiniens à Sciences Po et en Sorbonne ? Sont-ils manipulés par des États étrangers ?
– S’il est naturel et même initiatique pour un étudiant de manifester, de s’opposer, de résister, s’il est même formateur de se rebeller, ce n’est pas ce qui se passe dans les universités occidentales face au conflit Israël-Hamas. Ce que je vois et entends n’est pas une défense des Palestiniens mais une haine d’Israël qui flirte dangereusement avec l’antisémitisme. C’est flagrant sur les campus américains où les slogans pro-Hamas sont devenus la norme et où on entend sans complexe : « 7-Octobre tous les jours ! » ou « Retournez en Pologne ». Même si en France, les slogans n’atteignent pas un tel niveau d’abjection, clamer ‘‘From the river to the sea, Palestine will be free’’ ne veut rien dire d’autre que ‘‘Israël doit disparaitre de la carte’’. Quand les étudiants se peignent les mains en rouge, reproduisant ainsi le geste de deux tueurs palestiniens à Ramallah en 2000, après avoir démembré deux Israéliens, on ne peut pas dire ‘‘on ne savait pas’’, car on participe à un discours islamiste moribond qui ne veut pas la paix, mais la disparition d’Israël et des Juifs.
J’aurais aimé voir tous ces étudiants manifester leur dégoût après la destruction du camp palestinien historique de Yarmouk en Syrie par Bachar el-Assad en 2018, qui est considéré par les 100 000 Palestiniens qui ont dû fuir les bombardements et la faim comme une deuxième Nakba. J’aurais aimé les voir marcher pour les 377 000 morts de la guerre au Yémen, ou pour défendre les Ouïghours de Chine ou les Rohingyas de Birmanie, victimes de massacres et de génocide culturel. J’aurais tant aimé les entendre crier pour la liberté des Iraniens qui se battent si courageusement contre la mollahrchie, ou en soutien aux démocrates du sud-est asiatique. J’aurais aimé qu’ils manifestent en 2007 quand le Hamas arrive au pouvoir à Gaza et tue les membres de l’opposition, défenestre les homosexuels, ferme l’université des Beaux-Arts, détourne l’aide humanitaire et embrigade la jeunesse dans la haine antisémite. J’aurais aimé qu’ils prennent soudain conscience de leur inculture après avoir reçu le soutien de l’ayatollah Khamenei. J’aurais aimé voir ces étudiants qui sont l’élite de demain être à hauteur de l’humanisme mais ils se vautrent dans l’antisémitisme en s’appropriant la doxa islamiste.
– Selon vous, l’alliance entre islamistes et extrême gauche à laquelle nous assistons en France, est-elle une réplique de ce qui s’est passé en Iran en 1979 ? Quel est l’objectif politique de cette ‘‘coalition’’ contre-nature ? À quoi peut-elle nous mener ?
– La révolution islamique de 1979 a été possible grâce à la jonction entre les communistes et les islamistes au nom de l’anti-impérialisme. Après la révolution, Khomeiny n’a pas hésité : il a emprisonné et fait exécuter ses alliés communistes sans le moindre état d’âme. Plus tard, en 1999, un marxiste britannique, Chris Harman publie ‘‘Le Prophète et le Prolétariat’’ dans lequel il théorise l’islamo-gauchisme : « Sur certaines questions, nous serons du même côté que les islamistes contre l’impérialisme et contre l’État, notamment en France et en Grande-Bretagne. Là où les islamistes sont dans l’opposition, nous devons être avec les islamistes parfois, avec l’État jamais ». L’islamo-gauchisme est un opportunisme vicieux qui finit toujours par dévorer la gauche.
– Pourquoi dites-vous que le mot laïcité est devenu un fardeau dans le contexte actuel ?
– La laïcité, c’est « la fin du réprouvé », disait Jaurès. La laïcité, c’est la promesse républicaine incarnée : quelles que soient nos différences de naissance, de sexe, d’ethnie, de religion, nous sommes frères et sœurs en humanité. C’est révolutionnaire et puissant. La laïcité est une arme suffisante car elle dit l’universalisme et l’humanisme dans le même mouvement. Elle nous offre le choix, donc la liberté individuelle. Elle réunit sous le même drapeau et sans discrimination tous les citoyens qui signent le pacte républicain. C’est ce qu’attaquent les islamistes et les décolonialistes et autres indigénistes, en provoquant un renversement spectaculaire des valeurs. Et jusqu’à présent, ça fonctionne.
Le pacte républicain est en crise et notre désamour en est le moteur. Nous ne savons plus être fiers de la France et ne connaissons plus son Histoire. En 1989, cette année clef qui est aussi celle du bicentenaire de la Révolution française, un rapport de la Commission de la Nationalité est remis à Matignon par un conseiller d’État, Marceau Long. On y lit : « L’affaiblissement des institutions et des valeurs universalistes autour desquelles s’est élaborée la tradition nationale, et qui a permis l’intégration des populations étrangères des deux derniers siècles, constitue le véritable danger pour l’avenir national. » Retrouver les gammes universalistes, être les enfants de Lamartine et d’Aimé Césaire, voilà ce qui peut sauver notre République, la renouveler et la faire rayonner de nouveau.
– Vous parlez de ‘‘la haine de soi’’ qui est devenue une forme de posture en France. Quelle est l’origine, chez les Français, de la perception qu’ils ont de leur culture et de leur Histoire ?
– On vient à la France avec la haine de la France, de son passé, de son Histoire, de sa langue, de ses mœurs. On retourne la liberté accordée par elle contre elle. Pire : on se gargarise de ne pas aimer la France, on condamne sa Marseillaise comme sanglante, sa liberté comme illusion, son égalité comme mensonge, sa fraternité comme mystification, sa laïcité comme ‘‘islamophobe’’.
Le problème est le prestige accordé à la haine de soi en France. Le problème est celui de la posture intellectuelle. C’est le discours d’un nombre considérable d’intellectuels français qui voient dans l’amour de la France le signe du fascisme, dans l’enthousiasme pour la culture française la preuve d’un nationalisme rance. La haine de soi brouille la réalité historique, détruit l’altérité et ouvre la porte à une flagellation sans fin, où tout aspect positif de la République est renié, au nom de la seule colonisation. L’Histoire de France ne peut se résumer ni aux Lumières, ni à Napoléon, ni à l’esclavage, ni à de Gaulle, ni au Conseil National de la Résistance, mais à un ensemble complexe d’avancées et d’erreurs, d’aspects lumineux et de choix condamnables. Aimer la France n’est pas souscrire à la colonisation, nier la réalité de la collaboration, ou applaudir le Code Noir. Aimer la France, c’est reconnaître, dans le même mouvement, ses lumières et ses errements, ses incroyables révolutions et ses lamentables contrerévolutions.