Chapeau bas à l’illustre analyste de la vie politique française, Jean-François Kahn : il y a un an, lors d’une interview qu’il nous a accordée, à l’occasion de notre Hors-Série ‘‘Comment résister à la crétinisation du monde’’, il mettait en garde – avec le brio qu’on lui connaît – contre la ‘‘fascisation des esprits’’. Et l’auteur de ‘‘Comment en est-on arrivé là’’ précisait que le fascisme ne nait pas de la montée de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, mais de la jonction de ces deux extrêmes.
Nous y voilà !
Le 11 décembre dernier, La France Insoumise a franchi la ligne rouge en votant, main dans la main avec le Rassemblement National, la motion de rejet préalable de la Loi Immigration proposée par le gouvernement. Et dans une myopie politique affligeante, la gauche radicale jubilait, alors, d’avoir fait plier le macronisme, ignorant le désastre que cette ‘‘jonction des extrêmes’’ allait provoquer. Non seulement sur le plan moral – à propos de la compromission d’une gauche reniant toutes ses valeurs, pour s’allier avec ce qu’elle a longtemps qualifié de ‘‘peste brune’’ – mais aussi, et surtout, au niveau concret et immédiat, concernant la stratégique politique calamiteuse d’une telle motion qui a produit l’exact opposé du but escompté : en infligeant un tel camouflet à la majorité (toute relative) du camp macronien, la motion de rejet a conduit le gouvernement à faire des concessions, inenvisageables il y a encore quelques semaines, pour s’assurer le soutien de l’aile la plus droitière des Républicains.
Résultat des courses : l’adoption d’une version bien plus dure de la Loi Immigration, grâce aux voix de la droite républicaine, mais aussi avec la bénédiction du Rassemblement National, qui s’est empressé de saluer cette version endurcie de la Loi Immigration comme étant une ‘‘victoire idéologique’’ de ses idées d’extrême droite. Grâce notamment à l’introduction dans la loi – pour la première fois dans l’Histoire de la République – de mesures xénophobes relevant de la ‘‘préférence nationale’’, cheval de bataille historique de Front national depuis plus de trois décennies !
Les Le Pen, père et fille en rêvaient. Mélanchon, en acculant Macron, l’a fait !
Ceci nous amène à la célèbre formule d’un autre illustre éditorialiste, le regretté Jacques Julliard qui, dix mois avant son décès en septembre dernier, faisant – non sans amertume – le constat amer que « la gauche française n’a plus besoin qu’on la tue, elle s’en charge toute seule » (voir Ecran de Veille, n° 38) !
Bien entendu, la responsabilité de cette ‘‘ victoire idéologique’’ de l’extrême droite n’incombe pas seulement à la gauche radicale française. Rien n’obligeait Emmanuel Macron à se compromettre avec les idées xénophobes les plus droitières. Si ce n’est la posture jupitérienne et l’égo politique démesuré.
Face à la crise politique et au blocage institutionnel provoqué par la motion de rejet du 11 décembre dernier, il aurait fallu que le locataire de l’Élysée prenne de la hauteur, pour agir en Homme d’État, au lieu de sombrer dans les calculs politiciens les plus vils.
Plusieurs choix honorables s’offraient à lui, dont le plus évident était la dissolution. Une solution qui aurait permis de s’en remettre aux urnes, pour rabattre les cartes politiques et dégager une nouvelle majorité à l’Assemblée. Et qui, par ailleurs – et c’est au moins aussi important –, aurait remis l’église parlementaire au milieu du village républicain, en rééquilibrant l’agenda électoral. Les législatives redeviendraient, ainsi, des élections de mi-mandat, comme elles l’étaient avant la dissolution chiraquiènne de 1997, qui – conjuguée au passage du septennat au quinquennat présidentiels – a eu l’effet pervers de faire coïncider législatives et présidentielle.
Hélas, le calcul politicien l’a emporté. Avec l’arrière-pensée que la dissolution pouvait offrir une majorité parlementaire au Rassemblement National. Or, en matière d’élections, le pire n’est jamais sûr. Et quand bien même Jordan Bardella se retrouvait-il à Matignon, ne serait-ce pas une sorte de ‘‘régression féconde’’ de nature à user la popularité du Rassemblement National, sous l’éprouvante charge de la gestion gouvernementale ? Ce qui aurait compromis ses chances de victoire à la prochaine présidentielle. Au lieu de lui offrir, à travers cette version endurcie de la Loi Immigration, une ‘‘victoire idéologique’’ qui, au contraire, lui ouvre un boulevard pour 2027 !