L’élection présidentielle américaine, avec sa campagne jalonnée de coups de théâtre, ne ressemble à aucune autre. Pour comprendre les enjeux de ce choc électoral américain et ses répercussions sur le reste du monde, nous avons demandé son éclairage à l’historien André Kaspi, spécialiste de l’Histoire des États-Unis.
– Pour vous qui avez suivi et analysé tant de moments-clés de l’Histoire américaine, cette élection présente-t-elle effectivement un caractère inouï ?
– André Kaspi : Il faut en souligner deux aspects spectaculaires. Donald Trump est candidat depuis sa défaite à la présidentielle de 2020, ce qui veut dire qu’il fait campagne depuis quatre ans. Il a été auparavant Président de 2017 à 2021 : c’est donc un candidat en campagne depuis au moins huit ans. Du point de vue des Démocrates, l’élément inédit est le retrait en juillet de Joe Biden, jusque-là candidat à sa réélection, au profit de sa vice-Présidente Kamala Harris. Il n’y a eu aucune primaire pour la choisir : elle a été désignée par le Président sortant ; depuis juillet, elle s’efforce de se faire mieux connaître, de définir son programme et d’incarner véritablement le parti démocrate. Cette situation ne fait que souligner la fracture qui sépare deux Amériques. D’un côté, une Amérique républicaine qui soutient majoritairement, mais pas unanimement, Donald Trump. De l’autre, une Amérique démocrate, elle-même divisée entre l’aile gauche et le reste du parti. C’est effectivement une campagne qui sort de l’ordinaire : les candidats ne sont pas ceux qui se présentent habituellement aux présidentielles. Les circonstances dans lesquelles se déroule cette campagne sont donc exceptionnelles.
– À qui peuvent profiter ces circonstances et ces fractures ?
– La fracture va se répercuter sur les résultats, mais elle aura encore plus de conséquences sur l’après-5 novembre. Je ne suis pas certain que les deux partis accepteront facilement la défaite. Si Donald Trump est battu, il soulèvera, une fois de plus, une véritable tempête. Kamala Harris, elle, ne prendra peut-être pas la tête des manifestations, mais les divisions qui déchirent la société américaine se manifesteront avec plus d’intensité. Les élections ne résoudront pas la fracture. Elles contribueront à l’aggraver.
– Autour de quels enjeux se livre la bataille électorale ?
– Les principaux enjeux sont l’économie, la hausse des prix, le bilan industriel, les rapports avec l’étranger. Voilà un terrain sur lequel s’affrontent deux Amériques. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’autres éléments. Notamment, l’avortement et l’immigration. Les Républicains voient dans les Démocrates des Américains qui ont perdu le sens patriotique, qui sont manipulés par des idéologies bizarres que l’on appelle le wokisme. De l’autre côté, les Démocrates considèrent que les Républicains sont des réactionnaires, de vieux sudistes qui n’ont pas digéré la guerre de Sécession, qui ne sont intéressés que par l’argent, qui pratiquent la religion la plus extrême. On retrouve, de part et d’’autre, des thèmes d’hostilité à l’encontre de l’autre parti. C’est un débat, non pas sur ce que l’Amérique sera, mais sur ce qu’elle ne doit pas être. C’est un conflit entre les deux camps irréconciliables.
– Sur cette toile de fond, des positions acquises semblent bouger. Ainsi, beaucoup votent là où on ne les attend pas. Les minorités, par exemple, ne votent plus forcément démocrate…
– En effet, on voit à peu près 20 % des Noirs voter Trump et 25 % ou davantage de Latinos se prononcer en sa faveur. Même les minorités sont divisées. Prenons le cas de la minorité juive qui n’est pas très importante sur le plan numérique – moins de 2 % de la population – mais compte beaucoup sur le plan sociologique. Les Juifs américains votent démocrate depuis Franklin Roosevelt, à 85 ou 90 %. Aujourd’hui, cela reste vrai, avec des nuances. Selon les derniers sondages, les Juifs votent démocrate à 68 % et pour Donald Trump à 25 %. Les deux candidats ont des raisons de faire tout le nécessaire pour attirer le vote juif ou essayer de montrer qu’ils comprennent la situation des Juifs aux États-Unis, mais aussi celle d’Israël.
– Justement, quel est l’impact de la guerre au Moyen-Orient sur le vote, mais aussi celui de la guerre en Ukraine ?
– Sans oublier la perspective, peut-être, d’une guerre en Extrême-Orient contre la Chine ! Les États-Unis restent la seule puissance qui ne peut pas s’exclure des théâtres internationaux. Les principales scènes de ce théâtre se déroulent en Ukraine, au Moyen-Orient, et dans l’océan Pacifique. Les Américains eux-mêmes ne sont pas passionnés par la politique extérieure. Ce n’est pas cet aspect qui fait la différence entre les candidats. Mais, aujourd’hui, sur le cas précis du Moyen-Orient, il y a une division au sein du parti démocrate, l’aile gauche souhaitant une politique plus favorable aux Palestiniens – elle l’a manifesté sur les campus. La candidate du parti doit donc tenir compte de cette division. Le candidat républicain, lui, cherche à attirer les électeurs déçus ou hostiles aux positions démocrates : les minorités sont, de ce fait, désorientées. La politique étrangère joue donc, pour cette élection, un rôle plus important que d’habitude. Les Républicains estiment que les États-Unis ont beaucoup trop aidé les Ukrainiens. Si Trump est élu, il est vraisemblable que cette aide sera ralentie, peut-être même arrêtée. Il reste tout de même une constante : l’Amérique continue à s’opposer à la Chine, principal concurrent commercial, principal adversaire politique, principal danger militaire.
– Quels autres objectifs visent les deux candidats sur le plan international ?
– Kamala Harris poursuivra la politique étrangère de Joe Biden. Comme vice-Présidente, elle est directement responsable des décisions prises par la Maison-Blanche. Elle ne peut pas s’y opposer. Elle peut simplement infléchir les choix de Biden, par exemple au Moyen-Orient. Mais, en principe, que ce soit dans les relations avec l’Ukraine ou la Chine, Kamala Harris suivra la même voie. Pour Donald Trump, c’est différent. Il a répété qu’il arrêterait la guerre en Ukraine en l’espace de quelques jours, voire quelques heures. Au Moyen-Orient, il a négocié et obtenu la signature des accords d’Abraham quand il était au pouvoir. Il a resserré les liens des États-Unis avec l’Arabie saoudite et les États du golfe Arabo-Persique. Son attitude vis-à-vis de l’Iran est certainement plus agressive que n’a été celle de Biden. Il a toujours reproché aux Démocrates leur attitude conciliante. Mais on peut difficilement gloser sur ce qu’il fera, compte tenu d’une actualité aussi imprévisible.
– Quelle est l’attitude des deux candidats vis-à-vis de l’Europe ?
– L’Europe communautaire ne pose pas de problèmes insolubles aux États-Unis. À la limite, c’est une concurrente commerciale. Mais en ce qui concerne la défense européenne, Donald Trump est très clair. Pour lui, l’Amérique cesserait de protéger l’Europe, si l’Europe ne paie pas. Il estime qu’elle doit beaucoup plus participer à sa défense. Si elle ne le fait pas, elle perdra le soutien des États-Unis. La position de Biden ayant été plus souple, on observerait certainement un rapprochement plus grand avec les Démocrates. Les Républicains sont plus nationalistes que leurs adversaires.
BioExpress
André Kaspi, historien et essayiste, est un éminent spécialiste des États-Unis auxquels il a consacré de nombreux ouvrages. Citons notamment : ‘‘La Vie politique aux États-Unis’’ (Armand Colin, 1970), ‘‘Kennedy, les mille jours d’un président’’ (Armand Colin, 1993), ‘‘Les Juifs américains’’, Plon, 2008), ‘‘Barack Obama, la grande désillusion’’ (Plon, 2012), ‘‘Franklin D. Roosevelt’’ (Tempus Perrin, 2012), ‘‘La Nation armée, les armes au cœur de la culture américaine’’ (L’Observatoire, 2019).