Rien ne prédestinait la Force Al-Qods, unité d’élite du Corps des Gardiens de la révolution iranienne (Pasdarans) et l’Organisation mondiale des Frères musulmans à se rapprocher. Pourtant, des documents issus des archives secrètes du ministère iranien du Renseignement révèlent l’inconcevable : des tractations ont bien eu lieu entre ces deux organisations, d’apparence rivales, pour faire face à leurs ennemis communs.
Par Gérard LegraudLa fuite de ces documents issus des archives du ministère iranien du Renseignement et du service de la Sûreté nationale iranienne (rival des Gardiens de la révolution) dévoile un rapprochement secret entre la Confrérie islamiste sunnite des Frères musulmans et la Force Al-Qods, l’unité d’élite des Gardiens de la révolution, considérée comme le bras armé du ‘‘chiisme politique’’ au pouvoir en Iran, longtemps dirigée par le puissant général Qassem Soleimani, assassiné par un drone américain en Irak, le 3 janvier 2020.
Selon ces documents révélés par le média d’investigation online The Intercept (voir l’encadré ci-dessous), de hauts cadres des Frères musulmans et des Pasdarans se sont rencontrés en 2014, lors d’un sommet secret qui s’est tenu dans un hôtel en Turquie. Une rencontre destinée à « trouver un terrain d’entente les deux parties et explorer les possibilités de coordination dans les pays où elles sont présentes ».
La Force Al-Qods et les Frères musulmans sont antagonistes en apparence, du fait de leur nature organisationnelle et de leurs fondements idéologiques, souligne The intercept. Les Pasdarans sont chiites et répondent à une logique quasiment militaire et étatique, alors que les Frères musulmans sont sunnites et adoptent un réseau transnational basé essentiellement sur l’entrisme dans les institutions étatiques et internationales.
Malgré ces différends fondamentaux, les deux organisations ont entamé des tractations pour opérer un rapprochement secret, qui intervenait, à l’époque, dans un contexte géopolitique particulièrement tendu au Moyen-Orient, notamment avec l’ascension de Daech en Irak et Syrie, en 2014, et le renversement du président frériste Mohamed Morsi, par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, en Égypte, un an plus tôt.
Les documents montrent que les premiers contacts entre les Pasdarans et les Frères muslmans avaient débuté bien avant lesdites tractations en Turquie. Il s’agit de contacts entamés lors du rapprochement entre l’Égypte et l’Iran, suite à l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi en 2012. Mais, ce processus de rapprochement a été interrompu par le putsch qui a destitué Morsi et contraint les leaders des Frères musulmans à retourner dans la clandestinité.
Le gouvernement turc, tout à la fois en bons termes avec les Frères musulmans, dont il partage la doctrine de ‘‘l’islam politique’’, et le régime iranien avec lequel il est noué par un accord stratégique, a donné son aval pour que les tractations secrètes entre les deux organisations se déroulent sur son sol, comme le confirme l’un des documents secrets iraniens publié par The Intercept et commenté par son grand reporter, James Risen. Un agent du ministère iranien du Renseignement, présent pendant ces tractations, a rapporté que le général Soleimani ne pouvant prendre part aux négociations en Turquie, puisqu’il est visé par une interdiction de visa par l’ONU, fut remplacé par des cadres de la Force Al-Qods. Du côté des Frères musulmans, plusieurs leaders historiques assistèrent aux tractations : Ibrahim Munir Mustafa, Mahmoud El-Abiary et Youssef Nada. Ce dernier, considéré comme le financier occulte historique des Frères musulmans, a toutefois affirmé dans une déclaration adressée à The Intercept n’avoir aucune connaissance de telles réunions et n’y avoir jamais participé.
Les pourparlers entre les deux délégations ont étudié les possibilités de nouer des alliances dans des pays qui traversent des crises politiques, tels que le Yémen, l’Irak ou la Syrie. « Présents dans 85 pays », selon les affirmations des leaders de la Confrérie participant au sommet, les Frères musulmans ont proposé aux Pasdarans de « s’allier pour combattre l’ennemi commun qui est l’Arabie saoudite », rapporte l’un des documents secrets. Et d’ajouter que « le Yémen paraissait, selon eux [les leaders des Frères musulmans], comme le terrain propice pour mener une telle guerre, compte tenu de l’influence des deux parties sur les composantes tribales chiites et sunnites ». L’Iran pouvant compter sur le Yémen et les Houthis, alors que les Frères musulmans avaient la mainmise sur les factions armées tribales sunnites, grâce au mouvement frèriste Islah et ses alliances au sein des chefs des tribus.
Concernant l’Irak, la délégation des Frères musulmans a affirmé être opposée à la guerre civile entre sunnites et chiites et a proposé aux Pasdarans de « contribuer à réduire le fossé entre chiites et sunnites, en mettant fin à la guerre et en permettant aux sunnites de participer au gouvernement ». Quant à la Syrie, les représentants des Frères musulmans ont refusé de prendre parti au conflit, considérant que la multitude des intervenants dans la guerre en Syrie leur impose de prendre leurs distances, car « de toute évidence, la question de la Syrie est hors des mains de l’Iran et des Frères musulmans, et il n’y a rien de particulier que nous pouvons faire à ce sujet ».
Les documents du ministère iranien du Renseignement révèlent par ailleurs que, de retour à Téhéran, la délégation de la Force Al-Qods a présenté l’alliance avec les Frères musulmans comme une opportunité, même si certains officiels iraniens trouvaient cette dernière dépourvue de sens.
En outre, ces documents dévoilent que la volonté de travailler ensemble contre ‘‘l’ennemi commun’’ n’a pas empêché les doutes et les divergences de se manifester lors des tractations entre la Force Al-Qods et les Frères musulmans. À titre d’exemple, un document rapporte que les représentants fréristes ont déclaré qu’ils étaient ‘‘patients’’ et souhaitaient ‘‘une réforme pacifique’’ de la région. Ce que les représentants des Pasdarans ont considéré comme une ‘‘insulte’’ à la politique iranienne.
Cependant, conclut le document, les divergences qui se sont manifestées n’ont pas empêché les deux parties de prévoir de prolonger leurs pourparlers lors de prochaines rencontres organisées à Istanbul et Beyrouth.
Encadré
THE INTERCEPT : L’investigation journalistique au service des lanceurs d’alerte
Lancé en 2014, The Intercept est un média d’investigation en ligne. Le projet a été fondé et financé par le patron d’eBay Pierre Omidyar, à travers la plate-forme journalistique First Look Media.
À l’origine, le site publiait des articles se basant sur les informations révélées par Wikileaks. Puis, il a créé une ‘‘section documents’’ permettant aux lanceurs d’alerte de divulguer des documents classés ‘‘secrets’’, tout en protégeant leur anonymat.
Grâce à son réseau de journalistes d’investigation, The Intercept a révélé plusieurs scandales politiques concernant l’Administration américaine, dont les révélations d’Edward Snowden sur le programme de surveillance globale de la NSA et les ‘‘Drone Papers’’, sur le programme américain de frappes ciblées en Afghanistan, au Yémen et en Somalie.
En Europe, The Intercept a scellé des partenariats avec de grands médias, comme le site d’investigation Disclose en France et Der Spiegel en Allemagne.