Abdul Rahman al-Suwaidi est un ancien leader islamiste émirati. Repenti, il délivre ici un témoigne implacable sur les 35 années qu’il a passées dans l’enfer des Frères musulmans. Face à nos caméras, il divulgue, dans série d’entretiens sans concessions, les secrets les mieux gardés de la Confrérie, démasque son double discours et révèle l’entendue de ses tentacules cachés implantés à travers le monde…
Propos recueillis par Atmane Tazaghart
– Parlez-nous de votre enfance. Dans quel milieu social avez-vous grandi et comment en êtes vous arrivé à intégrer secrètement les rangs des Frères musulmans ?
– Je m’appelle Abdul Rahman Khalifa Ben Sobeih Al-Suwaidi. Je suis né à Dubaï en 1964, plus précisément à l’hôpital al-Maktoum, l’un des tous premiers hôpitaux de Dubaï. Je suis de la région de Fareej Al Murar. Dans les années 1960, notre mode de vie à Dubaï était simple et très paisible. Les gens du quartier étaient comme une famille. Les voisins se connaissaient tous et enfants faisaient le chemin de l’école ensemble.
Au collège, j’ai commencé à m’intéresser beaucoup aux mathématiques. Ça faisait cogiter énormément mon cerveau. Je crois tenir cela de mes parents et grands-parents, qu’ils reposent en paix. Ils travaillaient sur des voiliers et naviguaient beaucoup. Le calcul astronomique et l’observation des étoiles faisaient partie en permanence de leur vie. Quand j’étais jeune, je voyageais moi aussi avec eux.
L’intérêt pour les mathématiques s’est révélé très tôt chez moi. C’est cela qui a fait que certains « cercles » sont devenus attractifs pour moi. Lorsqu’on laisse un homme vivre sa vie dans sa spontanéité naturelle, si il est libre d’exprimer ses inclinaisons naturelles, son intérêt sera surement porté sur des domaines précis. Mais, quand vous-vous retrouvez sous l’influence de parties externes, qui croient que leurs propres avis et conseils font autorité, vous changez forcément.
Même lorsqu’une personne reçoit des conseils de son père, sa mère, ses amis ou de son entourage proche, il garde toujours la liberté de faire ses propres choix. Mais lorsque ces conseils proviennent de docteurs, académiciens et autres personnalités de haut rang dans la société, leurs opinions ne sont pas discutables. Ils s’acceptent tels quels, quitte à renoncer à ses hobbies, ses ambitions et ses intérêts personnels.
C’est ainsi que des changements sont intervenus dans ma vie. Mon rêve de poursuivre dans les mathématiques et le domaine scientifique a muté en un intérêt pour l’action sociale. C’était la suite logique de ma présence dans un milieu dont les idées sont différentes de celles véhiculées du milieu dans lequel j’ai grandi. Ce milieu [les Frères musulmans] a changé beaucoup de choses chez moi. J’ai mis de côté les mathématiques et le domaine scientifique, et je me suis focalisé sur le domaine social et sur tout ce qui concerne mon nouveau milieu.
– Pourquoi un tel changement ?
– Cibler une recrue est une chose, la suite en est une autre. On cherche toujours à ce que son groupe soit le meilleur, à en faire un groupe d’élites. On y parvient de deux manières : soit en ciblant de brillantes recrues, soit en renforçant les capacités du potentiel existant dans le groupe.
Ce sont-là deux constantes dans l’organisation des Frères musulmans aux Emirats. Le ciblage, l’attraction et la sélection de l’élite est une ligne de conduite constante. Et il y a, par ailleurs, la formation et le renforcement des capacités des éléments existants qui s’opèrent selon les modèles propres à l’Organisation.
Au premier contact, on vous explique que, grâce à Dieu, vous êtes doué en mathématiques, que vous êtes ceci ou cela et que votre potentiel intéresse l’Organisation. J’ai, par exemple, été présenté au ministre de l’éducation de l’époque. J’ai aussi pu soumettre mes modestes recherches et contributions à l’université des Emirats. Ils ont été examinés par des universitaires et j’ai même reçu un rapport à ce sujet. Vous imaginez ! J’avais à peine 16 ans. rencontrer un ministre et recevoir une attention d’une telle ampleur ! Un jeune de cet âge allait forcément et tout simplement être happé. Le stimuler de la sorte le rend aveugle et altère sa capacité de jugement, ce qui le pousse à suivre les autres sans se poser de questions.
Une fois ce pas franchi et qu’on a rejoint l’Organisation, les choses changent et les priorités aussi. Cela veut dire qu’il va falloir faire de la prédication (Da’wa). Vous avez été ciblé vous-même, vous devez à votre tour cibler de nouvelles recrues. On vous accordé de l’attention, vous êtes donc tenu d’en faire de même avec les nouvelles recrues, dans l’intérêt de l’Organisation.
De la même façon que vous-même avez été encadré, vous devez à votre tour encadrer de nouvelles recrues. Ainsi, de l’intérêt pour les mathématiques, je suis donc passé au ciblage des recrues. Comment attirer les jeunes de ma génération ? Comment les orienter vers tel groupe ou telle association ? Telles étaient mes nouvelles préoccupations.
Les mathématiques ont été utilisées, au début comme un subterfuge par l’Organisation. Mais, à vrai dire, l’Organisation n’avait pas d’intérêt particulier pour les mathématiques ou pour le renforcement des capacités des futures recrues dans ce domaine. Pour attirer la recrue et créer une certaine complicité avec elle, il fallait faire semblant de s’intéresser aux mathématiques.
La phase de ciblage a été suivie par une phase d’initiation. Lors de cette phase, j’ai connu de nouvelles personnes devenues amies. J’ai fait la connaissance de personnalités importantes. Des universitaires, des leaders d’opinion et des prédicateurs. Ce sont ceux-là qui ont conseillé le jeune 16 ou 17 ans que j’étais. Qui l’ont orienter vers d’autres domaines et expériences, en lui disaient de prendre exemple sur untel pu un autre.
C’est ainsi que mon intérêt pour le domaine scientifique s’est émoussé, que je me suis retrouvé engagé dans un nouveau combat. Là-dessus, il est important de distinguer les différentes phases. Au début, vous êtes une recrue ciblée par eux. La phase de ciblage a un seul objectif : amener la future recrue à intégrer le groupe ou à sympathiser avec lui, en vue de contribuer, ultérieurement, à ses activités.
Tous les jeunots de cet âge sont à la recherche d’opportunités leur permettant de libérer leurs énergies. De notre temps, il n’y avait pas beaucoup d’opportunités, et l’association al-Islah qui en offrait pas mal. Al-Islah était la façade de l’Organisation des Frères musulmans aux Emirats. Donc, lorsqu’une opportunité s’offre à un jeune, il est forcément attiré, surtout si c’est le vide autour de lui.
Chez cette recrue, le changement va s’opérer au fil du temps. Il est graduel. Et la recrue ne prend conscience des desseins inavoués que longtemps plus tard, une fois qu’elle devient mature. Il faut 5 ans, voir 6 ans, pour prendre conscience de qui sommes-nous et qui sont ces gens autours de nous. Pour se rendre compte que le panneau « Association pour la reforme et l’orientation sociale – al-Islah », placardé devant la porte d’entrée principale, cache des choses douteuses et inavouées.
C’est en première année à l’université que j’ai pris conscience des choses-là. Entre la phase d’initiation et le début de l’activisme, cela a pris quatre années, dans mon cas. Lors de ces quatre années, j’étais très actif et j’ai rapidement franchi plusieurs étapes. Par rapport à mes camarades du même âge, j’étais un modèle en termes de progression rapide. Car, cela prend habituellement 6 à 7 années en moyenne.
Lors des deux premières années de la phase d’initiation, la recrue est admise comme auditeur simple. Elle est traitée comme un objet qui passe de main en main. Il y a ceux qui la transportent en voiture, ceux qui l’accompagnent dans le bus, ceux qui lui fournissent des explications, ceux qui la forment, en lui disent que faire ou ne pas faire… etc. La recrue est supposée être présente, participer et profiter des programmes. Et c’est tout.
Ensuite, pendant les deux années suivantes, de cette même phase d’initiation, quelques petites responsabilités lui sont assignées. La recrue obtient son permis de conduire, par exemple, alors on peut lui demander de récupérer, en voiture, quelques membres du groupe. Si une conférence est prévue quelque part, on la charge de conduire le conférencier. La nouvelle recrue peut être aussi chargée de diriger un groupe pendant le déplacement, pas tout le groupe, seulement 5 ou 6 membres placés sous sa direction ou sa responsabilité. C’est une façon simplifiée de former la future recrue au leadership.
La transition de la phase d’initiation à celle de l’activisme n’obéit pas à des règles ou modalités spécifiques. Elle relève plutôt à l’appréciation des responsables de la branche ou de la sous-région de l’Organisation. Ce sont eux qui émettent leurs avis sur la recrue et sur son degré d’implication. Ainsi, la recrue peut faire de grands bonds en avant ou stagner longtemps.
L’Organisation assigne parfois de nouvelles tâches aux futures recrues, juste pour observer leurs réactions. Certaines recrues assimilent et avancent vite. Il n’y a pas règles précises, comme je l’ai déjà dit, ça peut prendre quatre années pour certains et sept années pour d’autres.
Les choses sérieuses commencent au moment de prêter allégeance. C’est alors l’heure de la divulgation et de la transparence. C’est à ce moment qu’on explique à la future recrue qu’il s’agit d’appartenir à l’Organisation des Frères Musulmans. Et, soudainement, les taches ordinaires et naturelles qu’on faisait faire à la recrue se transforment en engagement. Et cet engagement implique des dispositions bien spécifiques.