Abdul Rahman al-Suwaidi est un ancien leader islamiste émirati. Repenti, il délivre ici un témoigne implacable sur les 35 années qu’il a passées dans l’enfer des Frères musulmans. Face à nos caméras, il divulgue, dans série d’entretiens sans concessions, les secrets les mieux gardés de la Confrérie, démasque son double discours et révèle l’entendue de ses tentacules cachés implantées à travers le monde…
Propos recueillis par Atmane Tazaghart
– Comment se déroule l’engagement appelé Bay’a ?
– la Bay’a est un sermon personnel de loyauté envers l’Organisation ou l’entité [des Frères musulmans] et non pas envers l’institution officiellement déclarée, c’est-à-dire l’association qui sert de façade légale à la Confrérie. Souvent le sermon est prêté au domicile privé, comme ce fut mon cas. Pas de grand rituel : cinq personnes sont présentes, dont le responsable local du groupe. On tend la main et il tend la sienne et on prête sermon d’obéissance, en toutes circonstances, sauf si on reçoit l’ordre de commettre un péché.
Par ce sermon, vous basculez de la phase d’initiation à celle de l’activisme. Et vous comptez, désormais, parmi les membres ayant un profil, des tâches et des rôles spécifiques. Avant l’allégeance, les recrues sont de simples soutiens, supporters, affiliés, sympathisants. Appelez-les comme vous voulez. Ces derniers doivent donc s’engager et cela passe par le sermon d’allégeance. L’allégeance est un engagement à devoir l’écoute et l’obéissance à l’Organisation. Par les quelques mots prononcés, la nouvelle recrue est admise comme membre actif de la Confrérie.
L’allégeance est précédée d’une courte phase dite de « divulgation » qui intervient environ six mois auparavant. Un document Intitulé Da’wa (Prédication), précisant les missions et les activités de l’Organisation est remis au nouveau membre.
Pour devenir un « frère actif », comme ils disent, dans l’Organisation des Frères Musulmans, il faut prêter sermon, après avoir été préalablement initié et formé. Ce sermon permet d’accéder à un certain nombre de privilèges, d’activités, de responsabilités et d’informations auxquels on n’avait pas accès dans les phases précédentes.
Ainsi, certaines informations ne sont plus tenues secrètes et certains responsables sont désignés par leurs véritables titres. On découvre alors qu’untel, qui est avec nous depuis longtemps, est en fait responsable de telle chose ou dirige telle ou telle instance. Ce que nous ne savions pas auparavant.
Évidemment, la levée du secret se fait progressivement. Et la prestation de sermon ne signifie pas tout divulguer et tout savoir. Certaines prérogatives relèvent des comités internes et demeurent donc secrètes, y compris pour les membres sous sermon. Certains ont prêté sermon et sont restés longtemps dans l’Organisation sans rien savoir sur certains de ses secrets.
La levée du secret n’est pas systématique et n’est pas un droit garanti à tous les membres. Le secret est levé dans un but déterminé et pour mener des actions spécifiques, sinon il est restreint à des personnes bien précises au sein de l’Organisation.
Les questions marginales ou superflues ne sont pas admises, de crainte que cela engendre des conséquences non souhaitées ou que des informations parviennent à des parties autres que leurs destinataires. Parfois le secret est tenu de manière très stricte et parfois moins. Et ce, en fonction de la nature du travail et des tâches à accomplir. La règle est que tous ceux qui sont dans la Confrérie ne doivent pas avoir accès à tous les secrets de la Confrérie.
– Y a-t-il des formes d’allégeance collective, notamment pour la direction mondiale de la Confrérie ?
– L’allégeance est un engagement à titre individuel. C’est un engagement envers la personne ou à l’Organisation qui sont dans le pays où l’on est. A l’époque où nous avions fait la Bay’a, on ignorait que l’Organisation possédait des structures au niveau d’autres pays et au niveau mondial. Nous n’étions pas en haut de la pyramide, mais en bas ou à la marge. Ces vérités sont apparues bien des années après la prestation de sermon. Même la phase dite de « divulgation » ne révèle pas l’existence d’une dépendance partielle ou totale à des structures de la Confrérie se trouvant à l’étranger.
Ces informations nous sont apparues longtemps plus tard. On ne se doutait absolument pas que le sermon prêté à la personne qui nous a tendu la main est aussi un sermon envers ceux qui sont avec elle. À l’époque, nous raisonnions de la façon suivante : les organismes de façade dans lesquels nous activions sont des institutions officielles et parfaitement légales, avec un conseil d’administration, des responsables, une assemblée générale… etc. Mais, il s’est avéré plus tard que ces institutions tout à fait légales étaient gérées par une Organisation sans encrage légal. Une armada d’associations chargées de la femme, de la jeunesse, des ingénieurs ou des médecins… etc, ont été créées. Elles sont toutes officielles et légales. Aucun doute là-dessus. Mais les instructions qui les dirigeaient provenaient d’une entité illégale.
C’est bien plus tard qu’on s’est rendu compte que le sermon prêté dans un pays donné se transforme de fait en sermon envers le Contrôleur de la Confrérie, c’est-à-dire son émir dans le pays où l’on se trouve. Et que cet émir prend à son tour ses instructions à l’étranger de la part des instances supérieures envers lesquelles il a lui-même prêté allégeance.
Ces informations, nous ne les avons apprises que bien plus tard. In fine, nous avons compris que la main que avons tendue à une personne s’est transite par une série d’autres mains pour parvenir à l’Organisation mondiale des Frères Musulmans, dont le siège se trouve en Grande-Bretagne.
Les phases de ciblage sont les mêmes, le sermon d’allégeance aussi. Les sections, les conseils de la Choura, les organes clés sont similaires, voire presque identiques, dans tous les pays. Qu’il s’agisse de pays arabes, islamiques, européens ou occidentaux. C’est le même modus operandi partout. De petites variations peuvent exister. Elle résultent de l’environnement spécifique au pays où évoluent ces organisations. Mais, la méthodologie de base reste l’islam politique. Ses fondements sont le sermon d’allégeance et l’obéissance incontestée à la Confrérie. Et l’objectif est d’influencer les gouvernements à travers des organismes de façade éducatifs et caritatives. Tout cela est presque identique partout.
– Comment s’effectue la coordination des actions de tous ces tentacules de la Confrérie implantée à travers le monde ?
– Il y a tout d’abord ce qui s’appelle les « forums spécialisés ». Des experts en ciblage des recrues originaires de plusieurs pays peuvent tenir un forum autour de ce thème. Les experts dans le domaine des œuvres caritatives de plusieurs pays peuvent en faire de même, afin d’échanger sur la manière de coordonner leurs actions et développer leurs méthodes de travail. Idem pour les comités politiques.
Ceci montre qu’il existe des contacts réguliers entre l’ensemble des organes et des acteurs qui travaillent dans un cadre unifié au sein de la Confrérie. L’environnement où l’on évolue peut dicter quelques adaptations, mais la référence méthodologique est la même partout. C’est celle du mouvement des Frères musulmans désigné comme Organisation terroriste.
Il existe des accords entre Frères musulmans de différents pays et parfois entre des sections ou des agences spécialisées dans un même domaine, pour éviter d’avoir à se référer, lors de chaque action commune, à une tutelle bureaucratique et lointaine.
Par exemple, en cas de catastrophe dans un pays, des contacts directs sont établis entre les activistes chargés de dépêcher de l’aide et des secours humanitaires et ceux du pays qui va les recevoir. Le niveau de la coordination directe est si avancé que l’Organisation mondiale n’a pas besoin de tout superviser de façon pyramidale.
Cependant, les instructions émanent de l’Organisation mondiale, même si les pays concernés coordonnent directement entre eux. Car, au départ c’est l’Organisation mondiale qui cautionne tel pays vis-à-vis de tel autre et se porte garante quant à la fiabilité des activistes impliqués et de leur l’appartenance à la Confrérie. La coordination s’opère aux niveaux subalternes, seulement si l’Organisation mondiale en donne l’aval. Ce qui prouve que tous relèvent d’une seule et même Organisation.
À titre d’exemple, pendant le « Printemps arabe » et ce qu’il a engendré comme tensions, des instructions ont été données aux différentes branches de la Confrérie, pour que certains mènent des actions armées, d’autres du tapage médiatique. Et nous ici [Aux Emirats Arabes Unis] on nous a demandé d’apporter du soutien financier… etc.
Ainsi, le rôle assigné à un pays (X) n’était pas le même que celui d’un pays (Y). Et grâce à cette coordination entre les branches de la Confrérie dans différents pays, chacun s’est acquitté du rôle qui lui a été confié.
Ce n’était donc pas le fruit d’efforts individuels déployés ça et là, de façon spontanée ou hasardeuse.