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Les orangs-outans, les ours et les Juifs

24 mai 2020 Expertises   6432  

Jean Marie Montali
Jean Marie Montali

ll y a quelques temps, j’ai arrêté d’acheter du Nutella. A cause de l’huile de palme, de la déforestation et des orangs-outans, qui sont des primates de la famille des hominidés. Personne ne m’a dit « Tiens, c’est bizarre, t’es pourtant pas un orang-outan ». Je m’inquiète aussi pour les ours polaires, qui sont des mammifères de la famille des ursidés, qui clapotent sur la banquise, et pour les baleines, mammifères marins de l’ordre des cétacés, que les Japonais et les Norvégiens (je crois) harponnent jour et nuit, et pour les éléphants qui sont des mammifères proboscidiens… Personne ne m’a dit : « tiens, c’est bizarre, t’es pourtant pas une baleine. Ni un ours. Ni un éléphant ».

Depuis quelques temps, je travaille sur la Shoah, pour la rédaction d’un livre qui paraîtra au mois de mars. Je recueille des témoignages, fouille dans les archives et pille les historiens. La Shoah, c’est l’extermination des Juifs qui appartiennent à l’espèce humaine. Comme moi. Comme vous. Je crois que c’est une bonne idée : l’Histoire, ça éclaire l’avenir. On a besoin de lumière. Si nous étions un peu plus éclairés, peut-être que Madame Knoll serait encore en vie. C’est l’obscurantisme qui tue. Enfin bref, depuis que je travaille sur ce sujet on n’arrête pas de me dire : « tiens, c’est bizarre, t’es pourtant pas Juif ».

C’est bizarre…

Le système concentrationnaire nazi était un univers exclusivement consacré à la persécution, à l’enfermement, à l’esclavagisation et, enfin, à la mort industrielle. En dehors des Juifs, ont été déportés les opposants politiques, les criminels, les apatrides, les témoins de Jéhovah, les asociaux (catégorie un peu fourre-tout qui a l’avantage d’y mettre n’importe qui : braconniers, mendiants, petits récidivistes, handicapés, et plus largement les “inutiles”, etc), les homosexuels, les Tziganes, les prisonniers de guerre (sur environ six millions de prisonniers russes, à peine 1,5 millions survivront). Mais six millions de Juifs ont été exterminés. Six millions ! Hommes, femmes et enfants.

Le projet, la grande idée des nazis n’étaient pas seulement d’exterminer les Juifs. C’était de faire un monde où les Juifs n’auraient jamais existé. Pour ça, il fallait non seulement tuer et faire disparaître les cadavres, mais il fallait aussi détruire, brûler tout ce qui pouvait témoigner de cette existence juive : livres, oeuvres d’art, synagogues, et que sais-je encore. Il fallait anéantir le présent des Juifs, le passé des Juifs et leur avenir en massacrant les enfants. Parmi ces enfants, combien auraient pu devenir Einstein, Mendelssohn, Mahler, Freud, Spinoza ? Combien de médecins, d’ingénieurs, d’architectes, de peintres, d’artisans ? De quoi et de qui les nazis ont-ils privé l’humanité ? Non pas la seule communauté juive, mais l’humanité dans son ensemble ? La Shoah, c’est notre héritage à tous, c’est l’héritage de tous les hommes, Juifs ou pas.

Bien sûr, on ne demande à personne d’aimer particulièrement les Juifs qui sont aussi différents entre eux que peuvent l’être les membres de n’importe quelle autre communauté. On demande simplement que le souvenir de ces six millions d’assassinés soit respecté. Nier la Shoah ou en diminuer la monstruosité est une saloperie.

Bien sûr, les nazis ont terminé dans les poubelles de l’histoire. Mais il y a toujours un timbré pour soulever le couvercle et les laisser ramper dehors avec un nouveau nom, de nouveaux slogans, un nouvel uniforme, un nouveau chef, un nouveau Dieu. N’importe quoi, pourvu que ça saigne.

Le fanatisme, d’où qu’il vienne, politique ou religieux, est une menace universelle, un défi à l’humanité, un danger mortel qui doit non seulement nous unir dans nos différences, mais balayer ces différences. Différencier, c’est prendre le risque de créer l’indifférence. C’est empêcher que tout le monde s’identifie à la victime quand en réalité tout le monde est menacé.

L’indifférence, c’est le début de la complicité.

* Journaliste et essayiste, ancien directeur exécutif du Figaro Magazine.