Philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, auteur d’une œuvre abondante*, Pierre-André Taguieff remonte le temps. Quand, comment et pourquoi s’est constitué le concept « Juif-capitalisme » ? Cette figure de l’ennemi principal des révolutionnaires – socialistes, anarchistes, communistes- est au cœur de la première forme de judéophobie moderne à gauche. De Charles Fourier à Karl Marx, l’amalgame entre les Juifs et les « spéculateurs », les « banquiers internationaux » ou la « finance internationale », reste l’acte fondateur de la haine antisémite dans le champ politique aux lendemains de la Révolution française.
Par Pierre-André TaguieffCe sont les premiers théoriciens du socialisme, oscillant, au cours du XIXe siècle, entre le pôle libertaire (ou anarchiste) et le pôle communiste qui confèrent une touche révolutionnaire aux stéréotypes ‘‘Juif = argent’’ et ‘‘Juif = capitalisme financier’’, caractérisant l’ennemi commun de tous ceux qui prétendent vouloir mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme pour réaliser, en principe, l’émancipation du genre humain.
Or, nombre de ces contempteurs du capitalisme dénoncent avec violence l’émancipation des Juifs. L’ennemi déclaré de l’émancipation des Juifs qu’est Charles Fourier n’hésite pas à affirmer que « l’établissement d’un vagabond ou d’un Juif suffit pour désorganiser en entier le corps de marchands d’une grande ville et entraîner les plus honnêtes gens dans le crime, car toute banqueroute est plus ou moins criminelle ». D’une façon générale, les Juifs sont stigmatisés par l’auteur du ‘‘Nouveau monde amoureux’’ et le théoricien de ‘‘l’attraction passionnée’’ comme incarnant une puissance de désorganisation du corps social.
Fourier adapte le stéréotype du « Juif usurier » à l’époque du capitalisme triomphant et des « progrès de l’esprit mercantile », qui est en même temps celle de l’émancipation des Juifs. Commis de magasin qui déclarait à trente-cinq ans, sans modestie, venir « dissiper les ténèbres politiques et morales » pour bâtir « la théorie de l’Harmonie universelle », Fourier, le rêveur de ‘‘cités radieuses’’, voit dans l’entrée en citoyenneté des Juifs la pire des calamités de la société industrielle naissante. Le faiseur d’utopies est sur ce point particulièrement virulent : « À ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admission des juifs au droit de cité. Il ne suffisait donc pas des civilisés pour assurer le règne de la fourberie, il faut appeler au secours les nations d’usuriers. […] Notre siècle philosophe admet inconsidérément des légions de juifs, tous parasites, marchands, usuriers. »
Les Juifs constituent donc pour lui une « nation d’usuriers », formée de « patriarcaux improductifs », une nation « croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion ». La « nation juive », « cette nation spécialement adonnée à l’usure », cette « race tout improductive, mercantile et patriarcale », forme également une « secte » ou une « ligue secrète ». Bref, les usuriers-nés complotent, conformément à leur nature. C’est pourquoi Fourier note avec inquiétude : « On ne saurait croire quelle quantité d’usuriers contient aujourd’hui la France. On a commencé à s’en apercevoir sur les bords du Rhin, où les Juifs ont envahi par l’usure une grande partie des propriétés. » Et le socialiste résume ainsi sa pensée : « Les Grecs […] ont été véritablement le peuple de Dieu tandis que les Juifs, qui s’arrogent le titre de peuple de Dieu, ont été le véritable peuple de l’enfer, […] dont les annales présentent sans cesse le crime à nu et dans toute sa laideur, jusque dans la personne du plus sage de leurs rois ; et sans qu’il soit resté d’eux aucun monument dans les sciences ou les arts, aucun acte qui puisse excuser le tort d’avoir tendu continuellement à la barbarie, quand ils étaient libres, et continuellement au patriarcat quand ils ont été asservis. »
De Proudhon à Marx et Bakounine
Si l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon se montre souvent virulent dans les diatribes antijuives parsemées dans ses textes publiés de son vivant, il se déchaîne dans ses Carnets, qui font partie de ses œuvres posthumes. On y rencontre cet écho de l’accusation voltairienne : « Les Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Premiers auteurs de cette superstition malfaisante, appelée catholicisme, dans laquelle l’élément juif furieux, intolérant, l’emporte toujours sur les autres éléments grecs, latins, barbares, etc., et fit longtemps les supplices du genre humain. »
On peut donc affirmer, d’une façon générale, que la judéophobie a pris une forme ‘‘économique’’ au cours du XIXe siècle dans les milieux socialistes et anarchistes, formant une synthèse idéologique persistante avec l’anticapitalisme. Le sordide usurier médiéval se transforme en banquier juif triomphant, donnant à l’époque qui commence son esprit propre. On assiste au surgissement de l’antiploutocratisme. C’est dans ce contexte que naît le ‘‘mythe Rothschild’’, mythe de la domination financière absolue par les Juifs malheureusement émancipés.
À bien des égards, l’anticapitalisme antijuif des premiers théoriciens socialistes, anarchisants ou communistes – en France : Fourier, Proudhon ou Alphonse Toussenel ; en Allemagne : Ludwig Feuerbach, Bruno Bauer ou Karl Marx –, va jouer le rôle d’un substitut du vieil antijudaïsme chrétien : le contre-type du « Juif usurier », du « prédateur de la finance » ou de l’« exploiteur » impitoyable va marginaliser progressivement, au cours du XIXe siècle, celui du « Juif déicide ».
La ‘‘gauchisation’’ de la haine des Juifs va se traduire par sa déchristianisation progressive. Révolutionnaires, les nouveaux antijuifs se veulent athées et antireligieux, matérialistes et adeptes du progrès sans fin, non sans se laisser tenter par le scientisme, qui consiste à voir dans la science une méthode de salut.
La dénonciation du ‘‘Juif riche’’, du ‘‘prédateur de la finance’’ ou du ‘‘parasite ploutocrate’’, incarné par ‘‘Rothschild’’ (prenant la relève, au XIXe siècle, de ‘‘Shylock’’), est un topos qui reste profondément ancré dans le discours antijuif occidental, non sans s’être mondialement diffusé au cours du XXe siècle. En témoignent les diatribes antijuives du socialiste Alphonse Toussenel, disciple de Fourier, dans son livre publié en 1845, Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière : « J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui. Juif, usurier, trafiquant sont pour moi synonymes. […] Le juif règne et gouverne en France. Où trouve-t-on écrites les preuves de cette royauté ? Partout. […] La royauté du juif se reconnaît à ce que le juif est en possession de tous les privilèges qui formaient autrefois l’apanage de la royauté. »
Et Toussenel de lancer cet appel d’inspiration révolutionnaire : « J’appelle la royauté et le peuple à s’unir pour se débarrasser de l’aristocratie d’argent. » En finir avec le capitalisme ou la « féodalité financière », c’est d’abord « se débarrasser » des « rois de l’époque », les Juifs. Dans une brochure intitulée Travail et Fainéantise (« programme démocratique »), parue en 1849, Toussenel affirme : « Le despotisme qu’il nous faut briser est le despotisme juif. »
Dans ‘‘Sur la question juive’’, rédigé à l’automne 1843, le jeune révolutionnaire Karl Marx esquisse une théorie de la « judaïsation » du monde moderne en tant que capitaliste, comme si « le dieu jaloux d’Israël », l’argent, s’était historiquement réalisé dans la « société bourgeoise » : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. […] Une organisation de la société qui supprimerait les conditions préalables du trafic, et donc la possibilité du trafic, aurait rendu le Juif impossible. […] L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant lequel aucun autre dieu n’a le droit de subsister. »
Quant à l’anarcho-communiste russe Mikhaïl Bakounine, rival malheureux et vindicatif de Marx dans la lutte pour la direction de la Première Internationale, il réunissait en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de la « secte exploitante » : « Les Juifs ont un pied dans la banque et l’autre dans le mouvement socialiste. » Et de dénoncer « ce monde juif, formant une secte exploitante, un peuple sangsue, un unique parasite ».
Rediaboliser au nom de l’antisionisme
L’affaire Dreyfus a paru avoir mis fin à la judéophobie des milieux socialistes, et l’antisémitisme génocidaire des nazis a donné l’illusion que la haine des Juifs était fixée à l’extrême droite. D’où la croyance bien partagée, après la chute du Troisième Reich, que la gauche était devenue judéophile et que la judéophobie était l’apanage de l’extrême droite.
Or, depuis les années 1950, on a assisté à la lente réinvention, longtemps inaperçue, d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche, au nom de l’« antiracisme », à travers la diabolisation du sionisme et de l’État d’Israël, et le soupçon que tout Juif était un « sioniste » déclaré ou masqué.
La création de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, a été aussitôt dénoncée comme une « catastrophe » ou un crime inexpiable par les ennemis du projet sioniste, de droite comme de gauche. Mais, dès les années 1950, l’antisionisme radical, dont l’objectif est l’éradication de l’État d’Israël, est devenu l’une des composantes fondamentales de la vision révolutionnaire du monde, commune à toutes les extrêmes gauches, des staliniens aux trotskistes et aux anarchistes, puis aux maoïstes.
Le processus s’est accéléré après la guerre des Six Jours (5-10 juin 1967). La rediabolisation des Juifs s’est opérée sur la base de la criminalisation et de la diabolisation d’Israël et du « sionisme », dénoncé comme « une forme de racisme » et fantasmé d’une façon complotiste comme « sionisme mondial ».
Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple-martyr, victime du colonialisme et du racisme censés être consubstantiels au nationalisme juif, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans les propagandes des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances gauchistes.
Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien-victime, devenue progressivement celle du Musulman-victime, l’islam étant défini comme « la religion des pauvres » ou des « opprimés ». Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme radical et « lutte contre l’islamophobie », au nom de la lutte contre « le racisme » et « le colonialisme », thèmes mythologisés qui mobilisent les gauches et les extrêmes gauches. Ces dernières ont en effet remplacé la classe ouvrière ou le prolétariat par les « minorités » supposées opprimées et discriminées, et donc « racisées ».
Le schéma manichéen opposant les Palestiniens-victimes aux sionistes-bourreaux s’est inscrit dans le discours dit antisioniste, qui, remplaçant la critique de la politique israélienne par la dénonciation d’un prétendu « apartheid » ou d’un imaginaire « génocide » des Palestiniens, a dérivé vers la mise en question de l’existence même de l’État d’Israël.
Le traitement démonologique du conflit israélo-palestinien a chassé toute approche politique de ce dernier. Cet antisionisme gnostique globalisé, qui fonctionne comme une méthode de salut et une promesse de rédemption – détruire Israël pour sauver l’humanité –, est au cœur de la nouvelle judéophobie. On peut considérer qu’il s’est substitué en grande partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans les milieux extrémistes de droite, qu’il s’agisse de chrétiens fondamentalistes ou de néo-nazis.
C’est dans les opinions de gauche qu’aujourd’hui l’héritage de nombreux préjugés antijuifs plus ou moins recyclés est le plus visible : le Juif exploiteur, dominateur, raciste, manipulateur et parasite social. Considérés comme des bourreaux polymorphes, les Juifs peuvent être ainsi accusés de faire des victimes de diverses catégories : des exploités, des dominés, des ‘‘racisés’’, des manipulés et des parasités. S’y ajoute la figure du Juif meurtrier rituel, censée renaître dans celle du soldat israélien qui bombarde la bande de Gaza après le méga-pogrom du 7 octobre 2023. Et les victimes sont ici des Palestiniens perçus avant tout comme des musulmans censés faire acte de « résistance ». D’où l’accusation d’« islamophobie » et de « génocide ».
Une partie des élites occidentales, situées à gauche et se disant « progressistes », s’est convertie à la religion politique fondée sur le culte du Palestinien-victime et la criminalisation du Juif-dominateur et génocidaire. Leurs réflexes idéologiques leur dictent de défendre les supposés « dominés » contre les supposés « dominants ». Les élites « progressistes » ont intériorisé depuis longtemps les évidences tournant autour de l’opposition « dominants/dominés ». L’inversion victimaire que cette conversion implique se traduit par la nazification des « sionistes » et plus largement des Juifs. Le message diffusé est le suivant : les Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux Juifs. L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme consistent ainsi à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé.
C’est de cette mythologie politique qu’ont hérité les partis et les mouvements néo-gauchistes contemporains, dont le discours de propagande trouve une illustration frappante dans les interventions publiques du démagogue islamo-gauchiste caricatural Jean-Luc Mélenchon et de ses affidés.
* Derniers ouvrages parus :
– Le nouvel opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme. Gallimard, 2023.
– Les Protocoles des Sages de Sion, des origines à nos jours, entretien avec Roman Bornstein. Hermann, 2024