fbpx
 
 

Pour une lecture optimale, téléchargez gratuitement l'Appli GWA pour tablettes et smartphones
OSNOWYCZ AUDE/SIPA

 

L’échec cuisant des Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir

2 mai 2024 Investigations   138723  

Depuis des décennies, de nombreux ouvrages dénoncent la dangerosité des Frères musulmans. En revanche, jusqu’en 2011 et le Printemps arabe, on ne savait que très peu de choses sur leurs capacités à gérer des pays. Au Caire, comme à Tunis, arrivés au pouvoir, il ne leur a fallu que quelques mois, sinon quelques semaines, pour révéler leur invraisemblable incompétence. « Pour monter dans la hiérarchie de la Confrérie, il faut obéir et surtout ne pas réfléchir. Résultat, ce ne sont surtout pas les plus intelligents qui ont accédé au pouvoir », constate la sociologue Sarah Ben Néfissa, coauteure avec Pierre Vermeren de l’ouvrage ‘‘Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir »1.

Par Ian Hamel

Le Frère Mohamed Morsi, élu démocratiquement président de l’Égypte, ne s’est même pas rendu compte qu’il allait choquer – et même révulser – de larges fractions de l’opinion publique en révélant qu’il avait eu un entretien téléphonique fort cordial avec… Ayman al-Zawahiri, le numéro deux d’al-Qaïda, jusqu’à la mort de Ben Laden. Le terroriste lui aurait demandé très sérieusement de jeter en prison le cheikh d’al-Azhar. Mohamed Morsi, même s’il ne s’est pas exécuté, ne lui a pas formellement dit non. Plus incroyable encore, la nomination en juin 2013, en tant que gouverneur de Louxor, de l’un des chefs de l’organisation terroriste responsable du massacre de cinquante-huit touristes étrangers en 1997 dans ce même gouvernorat. « Face au tollé provoqué par sa nomination, il a démissionné », précise l’ouvrage ‘‘Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir’’. « Ils n’ont pas compris que les Égyptiens n’ont pas voté pour eux pour qu’ils rétablissent le Califat, mais parce qu’ils aspiraient à plus de justice sociale, à davantage de services sociaux, éducatifs, médicaux, et surtout à moins de corruption. Les Égyptiens avaient choisi des personnes qu’ils considéraient comme honnêtes et sérieuses », souligne Sarah Ben Néfissa, directrice de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement.

La déception n’en a été que plus grande en découvrant que les Frères musulmans ont commencé par se servir, très copieusement, en recrutant notamment, sans modération, des fonctionnaires presque exclusivement choisis dans leur organisation. « Avant l’arrivée des Frères musulmans, il existait déjà dans l’administration égyptienne un système de primes qui pouvaient être bien supérieures aux salaires eux-mêmes. Les Frères ont perpétué cette méthode, mais à leur profit. Tandis que les non-Frères se voyaient privés de primes », raconte Tewfik Aclimandos, directeur du département des études européennes au Centre égyptien de réflexion stratégique, qui a participé à la rédaction de l’ouvrage ‘‘Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir’’. « Leur principal problème, c’est qu’ils considèrent que l’on ne peut pas être un bon Musulman si l’on n’est pas un Frère musulman », ajoute-t-il.

D’abord être pieux et obéissant      

Situation similaire en Tunisie où le nombre de fonctionnaires est passé de 444 905 en 2011 à 604 163 en 2015 dans un État déjà très endetté et très fonctionnarisé. « Le pire est que parmi ces personnes, certaines ont été parachutées dans des postes de direction, alors que leurs compétences n’étaient pas prouvées ! À ces nouvelles recrues ont été versés les émoluments relatifs à leurs années d’inactivité, passées en prison », raconte un ancien ministre des Finances. « 90 % des nominations dans le secteur public étaient faits sur la base d’orientations partisanes, régionales ou familiales, nullement sur la base de compétence ».

À la lecture des 285 pages de l’ouvrage, on en vient presque à se poser la question : n’y aurait-il finalement que des imbéciles et des incompétents dans cette si puissante organisation qui aspire à dominer le monde ? « Si vous me demandez s’il y a des personnes intelligentes chez les Frères, je vous répondrais “oui’’. Le problème, c’est que ce ne sont pas elles qui dirigent. Pour monter dans la hiérarchie, il faut être pieux et obéissant. Et surtout ne jamais poser de questions », constate Tewfik Aclimandos.

Même son de cloche de la part de Sarah Ben Néfissa. « La Confrérie a bien accueilli des jeunes compétents, des réformistes, mais elle les a toujours maintenus à l’écart. Au sommet, il n’y a que des “Qutbistes’’, des adeptes de l’idéologue Sayyid Qutb, ce cadre dirigeant extrémiste exécuté en 1966 par le pouvoir égyptien. Depuis près de soixante ans, la hiérarchie n’a pas évolué, incapable d’innover. Arrivés au pouvoir en Égypte et en Tunisie en 2011, ces Frères obtus ne savaient tout simplement pas quoi faire », assure Sarah Ben Néfissa. Non seulement les Frères musulmans considéraient qu’il suffisait de placer à la tête d’un pays des Musulmans pieux, pour que tout aille bien, mais ils estimaient que l’État n’était pas un acteur de la réforme. À la limite, l’État ne compte pas pour eux. Ils estiment que seule la religion peut réformer la société.

La compétence ne compte pas  

Ce fiasco était-il prévisible ? Oui, en grande partie. La littérature académique en langue arabe sur les Frères musulmans a toujours été très abondante en Égypte. Notamment l’ouvrage édité par Haytham Abou Khalil, aujourd’hui réfugié en Turquie, les ‘‘Frères réformistes’’, consacré à ceux qui ont tenté de changer l’organisation de l’intérieur dès la fin des années 1980, en dénonçant « la soumission du militant à la direction et sur son attachement à une organisation sacralisée, perçue comme infaillible ». Des ouvrages non traduits et dont le contenu a échappé aux chercheurs en Occident. Tout est codifié dans la Confrérie. Ainsi, un Frère ne peut épouser qu’une Sœur qui possède le même niveau de qualifications morales. À chaque membre, il est demandé des qualités morales, religieuses, sportives, mais jamais intellectuelles. En clair, la compétence ne compte guère. « Ce n’est pas un hasard si les Frères musulmans sont absents des milieux culturels et médiatiques, et qu’ils n’ont jamais produit un intellectuel, un journaliste, un romancier ou un cinéaste », constate le livre ‘‘Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir’’.

Mais pourquoi les Frères musulmans bénéficiaient-ils, au moment du Printemps arabe, d’autant d’opinions favorables dans la population ? Cela tient principalement, à partir des années 1990-2000, au développement des chaînes satellitaires religieuses des pays du Golfe. Elles prônent l’obligation du port du voile, la fermeture des débits de boissons, la fin de la mixité dans les endroits publics. ‘‘La Charia et la vie’’ du prédicateur qatari Youssef al-Qaradawi, d’origine égyptienne, sur la chaîne al-Jazeera, était l’émission la plus regardée en Afrique du Nord. Un exemple de ses prescriptions ? « Tout jeu pratiqué pour de l’argent est interdit », assure l’auteur du livre ‘‘Le Licite et l’illicite en Islam’’. Selon Youssef al-Qaradawi, le prophète aurait déclaré : « Celui qui joue au trictrac, c’est comme s’il avait plongé sa main dans la chair et le sang d’un porc ». Égyptiens et Tunisiens se sont convaincus que les Frères ne pouvaient être que des Musulmans sincères.

Après leur échec cuisant à l’épreuve du pouvoir, les Frères musulmans peuvent-ils un jour gouverner à nouveau ? Certainement pas dans un proche avenir. Ils ont trop déçu toutes les couches de la population. Néanmoins, ce sont des régimes autoritaires qui ont succédé à la Confrérie, en Égypte comme en Tunisie. Des régimes incapables, en raison de profondes crises économiques, d’apporter aux populations davantage de services sociaux, éducatifs, médicaux, et de lutter efficacement contre le chômage. « Actuellement, les Frères musulmans qui n’ont pas été emprisonnés se font discrets. Mais ce n’est pas impossible que demain ils tentent d’intoxiquer la population égyptienne en faisant croire que le président Abdel Fattah al-Sissi serait, en fait, un Chrétien, ou pire, un Juif, pour le discréditer », assure un universitaire, en plaisantant à moitié.

1- Les Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir, Égypte, Tunisie (2011-2021), sous la direction de Sarah Ben Néfissa et Pierre Vermeren, Odile Jacob, 2024.