Un pays immense de 85 millions d’âmes vit sous la botte d’une dictature belliqueuse, minée par la corruption et contestée par plus de 70 % de la population. La jeunesse perse, qui revendique désormais la séparation de la religion et de l’État, doit être soutenue sans relâche face à une tyrannie au seuil du nucléaire qui rêve d’embraser le monde.
Le slogan court sur un mur de la faculté de Téhéran, prêt à être effacé et son auteur le sait : « Efface mes mots mille fois, je n’arrêterai jamais de les écrire ! » Ce cri a brisé le mur du silence par la grâce d’une génération insurgée qui prend tous les risques pour braver la dictature. De jeunes Iraniennes en ont témoigné, dans les cafés de Téhéran et d’Ispahan, assises dans le secret des foyers, voilées et dévoilées, ensemble contre un régime miné par la violence. La journaliste Solène Chalvon-Fioriti était décidée à rendre compte de leur lutte mais on ne rentre plus en Iran avec un visa de presse. Le mien date de… mars 2009 ! On était alors à la veille de cette ‘‘Vague verte’’ qui jettera trois millions d’Iraniens dans les rues contre l’élection présidentielle truquée et sera atrocement réprimée. Solène s’est donc résolue à travailler depuis son écran parisien, en liaison quotidienne avec ses contacts et sans les mettre en danger en recourant à l’intelligence artificielle pour modifier tous les visages, même celui du plus petit enfant et du passant silencieux. Car un Iranien ou une Iranienne figurant dans un document non officiel en circulation à l’étranger est voué à être embastillé.
Ce reportage, diffusé sur France 5, a très intelligemment contourné la censure et la terreur des Mollahs. Il complète et confirme les multiples messages captés sur les réseaux sociaux. Ces réseaux, vilipendés pour leurs outrances dans nos démocraties, constituent en revanche un fabuleux contrepouvoir dans les dictatures. Bien que le régime ait mis Internet sous contrôle – à l’heure des manifestations de masse, Internet est carrément coupé – chaque jeune Iranien devient un informaticien ultra-performant, expert en VPN (réseaux virtuels privés) pour échapper à la vigilance de la cyberpolice. C’est ainsi que la réalité nous parvient. On sait par ces réseaux, comme par ceux des multiples opposants, basés aux États-Unis, au Canada et en Europe, que les deux tiers de la société, quarante-cinq ans après la révolution de 1979 qui a soumis chaque instant et chaque geste à une loi religieuse inflexible, revendiquent désormais la séparation de la religion et de l’État.
Cette métamorphose est unique dans le monde islamique. On l’avait espérée en vain comme fruit des printemps arabes : ce fut l’inverse qui se produisit. Si le naufrage des Frères musulmans, diagnostiqué dans les pages qui suivent, se poursuit, le passage à une conscience individuelle affranchie du diktat collectif est encore lointain. La réactivité ou le silence dans les pays musulmans face à l’insurrection du mouvement
‘‘Femme-Vie-Liberté’’ en Iran reflète l’état des opinions : la soumission face à l’islam comportemental (toujours prégnant malgré la défaite de l’islam politique) ou bien l’embryon de résistance annonçant un nouveau cycle ?
Plusieurs facteurs expliquent la marche iranienne vers la laïcité. D’abord, la jeunesse est la plus éduquée du Moyen-Orient avec celle d’Israël. C’est l’un des paradoxes de la révolution islamique : en mettant tout le monde à l’école – les filles aussi – alors que l’analphabétisme des classes populaires constituait une des malédictions du pays sous le Shah, les Mollahs ont lentement creusé leur propre tombe. Ensuite, le spectacle de la corruption des leaders religieux (lire notre entretien avec la sociologue Azadeh Kian dans les pages qui suivent) a désacralisé la fonction et le discours. Enfin, on en revient à la violence des sbires qui se prétendent les émissaires d’Allah : la religion torture et assassine.
La condamnation à mort, le 25 avril dernier, par le tribunal révolutionnaire d’Ispahan, du rappeur Toomaj Salehi, qui avait clamé et chanté son soutien à la mémoire de Mahsa Amini illustre la soif de vengeance du régime contre la jeunesse. « Nous avons affaire à une mafia prête à tuer une nation entière pour garder le pouvoir, l’argent et les armes », affirmait l’artiste dans une interview à la chaine de télévision canadienne CBC. Il était arrêté deux jours plus tard.
La perception du conflit avec Israël est un autre symptôme de l’abime creusé entre le régime islamique et la population. Déjà, en 2017 et 2019, lors des grandes manifestations populaires contre la pauvreté, les slogans étaient éloquents : « Ni Gaza, ni Hezbollah ! Je donne ma vie pour l’Iran ! ». Après la frappe israélienne contre le consulat iranien à Damas, le 1er avril dernier, qui a tué de hauts commandants des Gardiens de la Révolution, des messages faisaient même état de la satisfaction de voir éliminés des officiers qui étaient aussi responsables de la répression contre les manifestants. Après l’attaque massive contre Israël, le 14 avril, d’immenses panneaux, dans les rues de Téhéran, montraient des missiles s’élançant dans un ciel embrasé. Cette mise en scène contrastait avec l’indifférence des passants filmés sur place. Et des messages ont fusé. « Israël, détruis le bureau du Guide ! » pouvait-on lire brièvement sur un mur de Téhéran. Et aussi : « Israël, frappe-les plus fort ! » Et encore : « Venez enterrer nos responsables, des morts-vivants ! Nous nous chargeons des linceuls, faites le reste ! » Sur le net, des tweets transmis à l’étranger par les fameux VPN protégés tournaient carrément le régime en ridicule après l’interception de 99 % des engins explosifs iraniens : « Depuis des années, on se demandait comment la République islamique pouvait fabriquer des missiles alors qu’elle est incapable de produire des voitures de bonne qualité ! Après les résultats de l’attaque, on a maintenant la réponse à la question ! »
Au lendemain de la riposte israélienne qui a frappé, sans être repérée, le système de défense aérienne des installations nucléaires situées à Natanz, dans la région d’Ispahan, on observait le même style de réactions. De toute façon, « Les jeunes Iraniens ont plus peur de mourir sous la torture dans un commissariat que sous les frappes israéliennes » résume à Paris l’avocate franco-iranienne Chirinne Ardakani, membre du collectif Iran-Justice. Effectivement, quelques heures avant la frappe du 14 avril, les mesures visant les femmes ‘‘mal voilées’’ dans la rue et les avertissements sur Internet contre tout ‘‘propos pro-sioniste’’ se sont multipliés.
Dans ce contexte, la perspective d’un Iran nucléaire semble de moins en moins vécue comme le fruit légitime d’une fierté patriotique. Trop lié à l’essor des Gardiens de la Révolution, le programme est jugé dangereux et ruineux alors que le tiers du pays vit sous le seuil de pauvreté. La véritable bombe des ayatollahs, c’est la colère de leur peuple.