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Azadeh Kian : ‘‘Les surenchères des Mollahs cachent (mal) la crise d’un régime à l’agonie’’

27 avril 2024 Interviews   85199  

Sociologue franco-iranienne, universitaire et essayiste, Azadeh Kian analyse les motivations du régime de Téhéran, les enjeux de la marche à la guerre et les ressorts du puissant mouvement de contestation qui ébranle le pouvoir des Gardiens de la Révolution.

Propos recueillis par Martine Gozlan

– Comment expliquez-vous la surenchère belliqueuse des Mollahs ?

Azadeh Kian : Il s’agissait d’abord d’une démonstration de force pour prouver que malgré les sanctions et l’isolement international, Téhéran avait réussi à fabriquer une grande quantité de drones et de missiles. Ensuite, c’était pour venger les sept gardiens de la révolution tués dans l’attaque du consulat iranien à Damas, le 1er avril. Enfin, le régime montrait ainsi à ses soutiens comme le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais, le Hachd al-Chaabi irakien et les Houthis yéménites qu’ils pouvaient compter sur l’important arsenal de la République islamique. Cela dit, le régime craignait la riposte israélienne. C’est pourquoi il a limité les dégâts en informant les pays arabes de la région de son intention d’attaquer. Une fois l’opération terminée, le pouvoir a annoncé que l’affaire était close.

– N’y avait-il pas aussi des raisons de politique intérieure ?

– Le régime est en effet très impopulaire. Il comptait donc, par cette offensive militaire, tenter de resserrer le lien avec une société civile qui le conteste en profondeur. Il a échoué. Par exemple, Le Monde de l’Industrie a osé titrer « Les missiles n’ont pas frappé Israël mais atteint la Bourse de Téhéran ». Le journal a immédiatement été suspendu et ses journalistes accusés d’espionnage au profit d’Israël. La veille de l’attaque, la police des mœurs s’est montrée d’une violence inouïe avec les femmes qui ne respectaient pas le port du voile. Le durcissement est patent. Ce sont les Gardiens de la Révolution qui gèrent les affaires civiles, militaires et diplomatiques. Ils sont absolument partout depuis longtemps : leur emprise remonte notamment à 2005 sous le populiste Mahmoud Ahmadinejad. Le poids croissant des Gardiens a considérablement changé la société. Il y avait toujours eu des voix discordantes au sein du pouvoir et du clergé. Certains grands ayatollahs sont favorables à la séparation de la religion et de l’EÉtat. Depuis deux ans, ils sont menacés par les services de renseignement. De nombreux religieux et religieuses ont rejoint les mouvements de protestation car la violence les indigne.  Ils sont traqués et beaucoup sont emprisonnés.

Vous décrivez un pouvoir absolu qui a éliminé tous les autres acteurs, fussent-ils des soutiens du régime…

– Les Gardiens semblent contrôler même le Guide de la Révolution ! Alors que l’armée est restée très pauvre, ils ont accaparé 40 % de l’économie. Ils ont la haute main sur le dossier nucléaire et sur celui des missiles balistiques. Les sanctions internationales ne les ont pas touchés. Au contraire, ils en ont profité en vendant le pétrole de façon officieuse. Cette contrebande leur a permis de s’enrichir et de développer le programme nucléaire. L’Iran deviendra sous peu ce qu’on appelle un ‘‘pays du seuil’’. L’enrichissement de l’uranium à 90 % sera acquis ces jours-ci ! Rafael Grossi, le directeur de l’Agence Internationale de l’Énergie Nucléaire (AIEA), doit se rendre sur place pour reprendre les négociations. Ce qui implique des pressions sur la communauté internationale. Je rappelle que la Russie et la Chine ne voient pas d’un très bon œil un Iran nucléaire. Ils ne participent pas à son programme.

Face à cette tyrannie, une large majorité de la population iranienne fait front. Comment expliquez-vous une mobilisation aussi constante malgré le danger ? Peut-elle parvenir à faire tomber le régime comme on l’a cru à plusieurs reprises ?

– L’Iran est effectivement l’un des pays au monde qui compte le plus grand nombre de contestations de masse. En juin 2009, près de trois millions de personnes ont manifesté pacifiquement contre le truquage de l’élection présidentielle. Ils réclamaient une réforme des institutions, au sein même du régime. La réponse fut la répression féroce menée par les milices des Bassidjis, avec des centaines d’assassinats et plus de cinq mille prisonniers. En décembre 2017 et janvier 2018, un vaste mouvement populaire a jeté dans la rue des milliers de jeunes dans plus d’une centaine de petites et moyennes villes. Encore une fois, la répression fut sanglante. En 2019, lorsque le prix de l’essence est multiplié par trois, nouvelles manifestations, nouvelles violences du régime : 1500 victimes ! En juin 2021, l’élection du candidat choisi par le Guide et les Gardiens, Ebraim Raïssi, est marquée par un taux record d’abstention : 44 % seulement de participation. Mais ceux qui sont contraints de participer détournent la machine en votant blanc. Quand Jina Mahsa Amini, jeune fille kurde iranienne arrêtée par la police pour un voile trop lâche, est assassinée le 16 septembre 2022, son meurtre est la goutte de sang qui fait déborder le vase. La coupe était déjà pleine, notamment au Kurdistan et au Baloutchistan, deux régions discriminées parce qu’elles sont sunnites. Deux semaines après Mahsa, une jeune fille baloutche de 14 ans a été violée par le chef de la police de Chahbahar, au sud de la province.

Cependant la révolte a unifié toutes les catégories de la population…  

– C’est très spectaculaire. Comme la répression : six cents manifestants tués, des dizaines de milliers d’arrestations. Mehdi Nasiri, l’ancien directeur du quotidien Kayhan, pourtant le relais du régime, affirme que cent mille personnes ont été embastillées. Nasiri est donc passé à l’opposition. Plus d’une dizaine de personnes ont été exécutées. On vient de condamner à mort le rappeur Toomaj Salehi, ce qui suscite une vive émotion. À cela s’ajoutent les scandales de corruption, comme celui dans lequel est impliqué l’imam de la prière du vendredi à Téhéran, proche du Guide Ali Khamenei. Le choc a été tel que seules 140 personnes ont assisté à l’une des récentes prières alors qu’on en compte quelques milliers d’habitude.

Dans ce contexte, quelles sont les conditions de la chute d’un régime aussi détesté ?

– Si les précédents mouvements avaient fragilisé le régime, la vague de protestation qui a suivi l’assassinat de Jina Mahsa confirme une incompatibilité fondamentale avec le pouvoir. Car la séparation de la religion et de l’État est devenue une revendication majeure. Pour la première fois, Kurdes, Baloutches et Perses se définissent comme Iraniens, indépendamment de leur ethnicité et de leurs croyances. Pour avoir beaucoup travaillé naguère dans les régions sunnites, je constate la différence actuelle. Bien sûr, la question de l’égalité des femmes est primordiale. Dans le métro ou dans la rue, quand une fille est arrêtée par la police des mœurs, les passants interviennent et se portent à son secours. Dans ce contexte, le pouvoir a très peur. Mais il n’existe pas à ce jour d’alternative politique viable et fiable, ni en Iran ni dans la diaspora. Cependant, je pense que le régime va s’effondrer de lui-même. L’Histoire nous apprend qu’une révolution émerge toujours par trois facteurs : la crise économique, la guerre, la contestation. La République islamique cumule les trois. Mais le changement ne viendra pas de l’extérieur. La diaspora a le devoir de soutenir les actions de ses compatriotes mais les Iraniens, avec tout ce qu’ils ont subi, n’accepteront jamais que quelqu’un qui a quitté le pays prétende incarner une alternative. La majorité de la population a moins de 40 ans. Elle est née après la révolution, après la guerre Iran-Irak. Elle est très ouverte sur le monde, très rebelle. C’est elle, l’avenir.

BioExpress

Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’Université Paris-Cité, est notamment l’auteure de ‘‘Femmes et pouvoir en Islam’’ (Michalon, 2019) et de ‘‘Rethinking gender, ethnicity and religion in Iran’’ (Bloomsbury, Londres et New York, 2023).