Les médias internationaux sont tellement focalisés sur l’épidémie de coronavirus qui se propage rapidement dans le monde entier, qu’un grave incident survenu dans la ville portuaire pakistanaise de Karachi est passé presque inaperçu. L’incident s’est produit près de la zone portuaire de Karachi dans la nuit du 16 février, où il a été rapporté qu’en raison d’une mystérieuse fuite de gaz, au moins 14 personnes ont été tuées et plusieurs centaines hospitalisées avec des douleurs à la poitrine, des yeux brûlants et des difficultés respiratoires. Le gouvernement du Sind a ensuite ordonné l’évacuation de la zone résidentielle côtière de Keamari, qui a été la plus touchée.
Plusieurs semaines se sont écoulées depuis l’incident, mais le gouvernement provincial local du Sind n’a toujours pas expliqué la raison de l’incident. Une kyrielle de possibilités et d’explications contradictoires sont apparues au sein des organismes gouvernementaux. Le responsable administratif de la ville de Karachi, le commissaire Iftikhar Shallwani, a déclaré que la cause probable du gaz toxique pourrait être liée à la propagation de poussière de soja ou d’une substance similaire lors du déchargement d’un conteneur d’un navire.
Entretemps, une première enquête sur l’incident menée par l’Agence de Protection de l’Environnement du Sind a montré que l’incident avait été causé par des émissions de sulfure d’hydrogène provenant du terminal de stockage de pétrole brut et de pétrole. Ce rapport a ensuite été contesté par le laboratoire des sciences chimiques du Sind, qui a estimé que la fuite était due au rejet de bromure de méthyle, utilisé dans la fumigation des grands navires dans le port. Quelques jours plus tard, le Karachi Port Trust a publié un communiqué de presse informant qu’après vérification de tous les terminaux et postes d’amarrage, il a été confirmé qu’il n’y avait pas de fuite de gaz ou de produits chimiques dans le port.
Dès lors, on se demande qu’est-ce qui a réellement causé la mort ou la blessures de centaines de citoyens de cette ville pakistanaise ? Et, surtout, pourquoi le gouvernement pakistanais n’est pas parvenu à parler d’une seule voix sur ce sujet ? Le 25 février, la police a affirmé avoir arrêté les personnes impliquées dans la fuite de gaz. Mais, aucun nom des auteurs présumés n’a été communiqué.
Indice très significative : des observateurs ont souligné que la Commission Pakistanaise de l’Energie Atomique (PAEC) et la China Nuclear Energy Industry Corporation (CNEIC) étaient en train de transporter des assemblages de combustible nucléaire pour la centrale nucléaire de Karachi. Alors que la CNEIC serait responsable du transport du combustible de Shanghai au port de Karachi, la PAEC serait chargée de la poursuite du transport du combustible vers le site de la centrale nucléaire. La PAEC utiliserait le port de Karachi pour la livraison des assemblages de combustible nucléaire. La centrale nucléaire de Karachi est située à 10 km de la région de Keamari. Et on soupçonne, donc, que la fuite toxique pourrait être due à une fuite lors du transport du combustible nucléaire.
Quelques semaines avant cet incident, en janvier 2020, cinq hommes d’affaires pakistanais ont été inculpés aux États-Unis pour avoir exploité un réseau international de sociétés écrans pour exporter des produits d’origine américaine au Pakistan afin de les utiliser dans le programme nucléaire de ce pays. Les cinq inculpés ont été accusés notamment d’exploiter une société écran appelée Business World à Rawalpindi, au Pakistan, pour conspiration en vue de violer l’International Emergency Economic Powers Act et l’Export Control Reform Act. Le procureur général adjoint au sein de la National Security Division, John Demers, a déclaré que « les accusés ont fait passer illégalement des marchandises d’origine américaine à des entités qui ont été désignées depuis des années comme des menaces pour la sécurité nationale des États-Unis en raison de leurs liens avec les programmes d’armement du Pakistan ». Selon l’acte d’accusation, les hommes ont transporté les marchandises en question, pour le compte de l’Advanced Engineering Research Organization du Pakistan (AERO) et de la PAEC, sans licence d’exportation. L’acte a identifié 38 exportations illégales liées au nucléaire en provenance de 29 entreprises américaines vers le Pakistan, entre septembre 2014 et octobre 2019.
Les deux entités pakistanaises (AERO et PAEC) figurent sur la liste du ministère américain du commerce des entreprises tenues de détenir une licence d’exportation, en raison de leurs activités jugées contraires aux intérêts de la sécurité nationale ou de la politique étrangère des États-Unis. La PAEC a été ajoutée à la liste en 1998, après que le Pakistan ait effectué une série d’essais nucléaires souterrains en réponse aux essais nucléaires indiens. L’AERO a été incluse en 2014, quand les États-Unis ont découvert qu’ils avaient utilisé des intermédiaires et des sociétés écrans pour acquérir des biens pour les programmes pakistanais de missiles de croisière et de drones stratégiques, selon le ministère US de la Justice.
Ces incidents soulignent les dangers liés à la prolifération nucléaire et plus particulièrement à la mauvaise gestion de la technologie atomique par des pays comme le Pakistan (ou encore l’Iran), qui nourrissent des ambitions nucléaires, avec la complicité de la Chine ou en ayant recours à des trafics internationaux qui constituent une violation des législations mondiales de lutte contre la prolifération nucléaire.
* Écrivain et consultant, président du Roland Jacquard Global Security Consulting (RJGSC).