Kamel Daoud aurait dû obtenir le prix Goncourt en 2014, déjà. Cette année-là, son premier roman (‘‘Meursault, contre-enquête’’, Actes Sud) était donné favori. La légende raconte qu’il a été devancé par ‘‘Pas pleurer’’ de Lydie Salvayre grâce au vote (hostile à Daoud) de Tahar Ben Jelloun, jury du Goncourt et seul écrivain maghrébin à avoir décroché le prix en 1987, pour ‘‘La nuit sacrée’’ (Seuil).
Nul ne conteste à Kamel Daoud son talent artistique, sa plume acerbe – il est aussi reconnu comme l’un des meilleurs journalistes de sa génération – et son style littéraire que d’aucuns comparent à Céline, excusez du peu ! Et même si son second opus ‘‘Zabor ou Les psaumes’’ (Actes sud, 2017) a déçu, ‘‘Houris’’ (Gallimard, août 2024), grâce auquel il vient de décrocher le Goncourt, est unanimement salué par la critique. Un chef-d’œuvre absolu dans lequel le lyrisme subjugue le tragique, et le courage politique le dispute à la beauté et la force du style.
Et pourtant, le Goncourt décerné à Kamel Daoud a déchaîné, à son encontre, des torrents de haine, notamment dans son pays d’origine, l’Algérie !
Dénuées de tout fondement littéraire, les attaques dont il fait l’objet ont des motivations diverses. Au-delà des basses jalousies et querelles d’égo, qui font les choux gras de la vie culturelle algérienne ; des règlements de comptes politiques, qui dénigrent l’œuvre en entendant faire payer à son auteur ses prises de positions critiques – et surtout lucides – sur la cause palestinienne (et son instrumentalisation par les régimes despotiques arabes pour manipuler et endormir les masses) et son combat acharné contre l’islamisme et pour la défense des valeurs laïques et humanistes ; cette cabale est symptomatique d’une ‘‘blessure narcissique’’ qui pèse sur la mémoire collective de la ‘‘nouvelle Algérie’’, qui vit le jour après les années de terrorisme islamiste (1990 – 2000).
Il y a, dans la vie des peuples, des périodes post-traumatiques, plus au moins longues, durant lesquelles s’installe une sorte d’‘‘amnésie volontaire’’ qui rend impossible tout devoir de mémoire.
Lors d’une discussion – qui m’a beaucoup marqué – avec l’ami et confrère Jean-Paul Mari, à la sortie de son excellentissime ‘‘Il faut abattre la lune’’ (Nil éditions, 2001) – réédité en 2003, dans le cadre de l’année de l’Algérie en France, sous le titre de ‘‘La nuit algérienne’’ – l’auteur d’‘‘Oublier la nuit’’ m’expliquait que, jeune étudiant puis journaliste, dans les années 1970 et 1980, il tentait, en vain, d’attirer l’attention sur la douloureuse question de la torture durant la guerre d’Algérie.
Les témoignages se multipliaient, les archives s’ouvraient, les chercheurs travaillaient sur le sujet, mais tout le monde détournait le regard. Tout ce qui pouvait se dire ou s’écrire à ce propos était, à l’époque, inaudible. Jean-Paul Mari qualifie ce type de déni d’‘‘amnésie post-traumatique’’. Elle ne dure qu’un temps, mais tant qu’elle est là, toute voix dissonante se heurte au mur du silence…
Il en est ainsi des horreurs et massacres de la ‘‘décennie noire’’ algérienne, qui sont au cœur du roman de Kamel Daoud, lauréat du Goncourt 2024. À l’image d’Aube, l’héroïne de ‘‘Houris’’, les Algériens restent sans voix sur le sujet. Non seulement parce qu’un aberrant texte de loi interdit de se remémorer les affres de cette ‘‘tragédie nationale’’, mais aussi – et surtout – parce que, le traumatisme étant encore très vif, les Algériens préfèrent l’amnésie (réelle ? feinte ? souhaitée ?) au nécessaire ‘‘devoir de mémoire’’.
Et c’est précisément parce qu’ils se savent incapables de se regarder dans le miroir que leur tend Kamel Daoud que nombre de ses compatriotes l’attaquent avec autant d’excès et de véhémence !