‘‘Les Versets sataniques’’, à l’origine de la fatwa de l’ayatollah Khomeini condamnant à mort Salman Rushdie, est une œuvre de fiction. Cependant, l’incident relaté dans ce roman et dont est inspiré son titre, renvoie à un fait historique avéré, évoqué aussi bien dans le Coran que dans les principaux livres de la Sira, les chroniques de la vie et des paroles du prophète de l’islam.
Par Atmane TazaghartL’incident des ‘‘versets sataniques’’, connu dans les sources historiques musulmanes sous le nom de ‘‘waqi’at al-Gharaniq’’, littéralement ‘‘L’Affaire des Grues’’ [les grues étant des oiseaux argentés très élancés capables de voler à de très hautes altitudes], est explicitement évoqué dans le Coran-même (verset 53, sourate 22), dans les « Hadith de Bukhari », l’un des deux principaux livres de la Sira(Volume 6, Livre 60, Hadith n°385) et chez les plus éminents historiens musulmans et biographes arabes de Mahomet, tels que Ibn Ishaq (704 -767),Tabari (839-923), Ibn Sa’d (784-845) et al-Zamakhchari (1074-1143).
Cet épisode des ‘‘Gharaniq’’ remonte à l’an 8 avant l’Hégire. Craignant que l’essor de la nouvelle religion islamique ne remette en cause leur leadership auprès des autres tribus d’Arabie, les dirigeants de Quraysh, qui contrôlaient la Mecque, proposèrent un compromis à Mahomet : Quraysh accepte d’épouser sa religion, à condition qu’il conserve un rôle de divinités à leurs trois déesses préférées al-Lat, al-Uzza et Manat [parmi 360 idoles qu’abritait alors la ‘‘maison de la pierre noire’’ (La Kaaba)].
Après avoir consulté l’archange Gabriel, Mahomet est revenu à la Kaaba et y a récité la sourate de L’Étoile, en y intégrant des versets qualifiant al-Lat, al-Uzza et Manat de « sublimes ‘‘Gharaniq’’ dont l’intercession auprès d’Allah est souhaitée ».
Les ‘‘Gharaniq’’ pouvant atteindre de très hautes altitudes, la métaphore Mahometienne suggérait qu’al-Lat, al-Uzza et Manat pouvaient s’approcher du trône de Dieu et que les Musulmans étaient autorisés à les vénérer et les considérer comme des médiatrices auprès d’Allah.
Approuvant ce compromis, les chefs de Quraysh se prosternèrent aux côtés de Mahomet, en signe de soumission à Allah. Mais, très vite, le prophète se rétracta, officiellement suite aux réprimandes de l’archange Gabriel, lui reprochant d’avoir déformé le message qu’il lui a transmis de la part d’Allah. Mais il s’agissait aussi de couper court au mécontentement des premiers compagnons du prophète, qui le pressaient de consulter à nouveau l’archange Gabriel, considérant ce compromis comme une concession au polythéisme de Quraysh et donc une entorse au principe fondateur de l’islam en tant que religion monothéiste.
Mahomet rectifia ensuite les versets en question. Et une nouvelle sourate du Coran (sourate al-Hajj) est venue clarifier les choses, en expliquant que Satan était intervenu pour insuffler des paroles impures au prophète.
Bukhari : ‘‘les païens se prosternèrent avec lui’’
Cet épisode n’a en rien été occulté dans le Coran et les principaux ouvrages de la tradition musulmane. Ainsi, dans les ‘‘Hadith de Bukhari’’, ouvrage considéré par l’ensemble des Musulmans comme l’un des deux recueils de référence [le second étant celui de Muslim] de la Sira, l’épisode de la prosternation de chefs de Quraysh, quand Mahomet a récité la sourate de l’Étoile, est évoqué en ces termes (Volume 6, Livre 60, Hadith n°385) : « Relatés par Ibn Abbas : le prophète se prosterna après avoir récité la Surat-an-Najm [L’Étoile, Sourate 53] et tous les musulmans, et les païens et les Jinns et les êtres humains se prosternèrent avec lui. »
Le Coran, Verset 52, sourate 22 : ‘‘Dieu abroge ce que le Diable suggère’’
Bukhari n’évoque pas ouvertement l’interférence satanique qui a provoqué la prosternation des non croyants avec Mahomet. Cependant, un verset du Coran relate de façon très explicite cet incident durant lequel Satan a parlé par la bouche de Mahomet. Il s’agit du verset 52 de la sourate 22 (sourate al-Hajj) : « Nous n’avons envoyé, avant toi, ni Messager ni prophète qui n’ait récité (ce qui lui a été révélé) sans que le Diable n’ait essayé d’intervenir [pour semer le doute dans le coeur des gens au sujet] de sa récitation. Dieu abroge ce que le Diable suggère, et Dieu renforce Ses versets. Dieu est Omniscient et Sage. »
Ibn Ishaq : ‘‘des concessions temporaires au polythéisme’’
Dans sa biographie de Mahomet, l’historien Ibn ishaq évoque des ‘‘concessions temporaires au polythéisme’’ du la part de Mahomet. ‘‘Le prophète, écrit-il, était soucieux du bien-être de ces gens (les païens Quraysh) et recherchait une façon de les attirer. Finalement, ce sont les dirigeants de Quraysh qui vinrent à lui avec une proposition. Ils lui offrirent des femmes et de l’argent, et étaient même prêts à le couronner roi, si en contrepartie, il acceptait leurs conditions. « C’est ce que nous te demandons, Mahomet : cesse d’insulter nos divinités et ne dit pas du mal d’elles. Si tu es d’accord, nous te proposons une possibilité qui sera à ton avantage et au nôtre. » « Quelle est-elle? », demanda Mahomet. « Tu honoreras nos divinités, al-Lat et al-‘Uzza, pendant un an, et nous ferons de même avec ton Dieu l’année suivante. » Après avoir initialement rejeté cette offre, Mahomet eut une révélation, disant que les musulmans étaient autorisés à vénérer al-Lat, al-Uzza et Manat, les trois divinités préférées des Quraysh, comme médiatrices auprès d’Allah. Les Quraysh furent enchantés et s’agenouillèrent avec Mahomet et les musulmans devant Allah, après que Mahomet leur ait récité sa nouvelle révélation.
Tabari : ‘‘Satan Vint et mit dans sa bouche ses paroles’’
Dans sa célèbre Chronique intitulée ‘‘Histoires des prophètes et des rois’’, l’historien et commentateur musulman Tabari évoque l’incident des ‘‘versets sataniques’’ en ces termes : ‘‘Alors fut révélée au prophète la sourate de l’Étoile. Il se rendit au centre de La Mecque, où étaient réunis les Quraychites, et récita cette sourate. Lorsqu’il fut arrivé au verset 19 : « Que croyez-vous de al-Lat, de `Uzza et de Manat, la troisième ? Est-il possible que Dieu ait des filles, et vous des garçons ? La belle répartition des tâches que ce serait là… » Iblîs [Satan] vint et mit dans sa bouche ces paroles : « Ces idoles sont d’illustres divinités, dont l’intercession doit être espérée. » Les incrédules [les non-musulmans] furent très heureux de ces paroles et dirent : « Il est arrivé à Mahomet de louer nos idoles et d’en dire du bien. » Le prophète termina la sourate, ensuite il se prosterna, et les incrédules se prosternèrent à son exemple, à cause des paroles qu’il avait prononcées, par erreur, croyant qu’il avait loué leurs idoles. Le lendemain, [l’archange] Gabriel vint trouver le prophète et lui dit : « Ô Mahomet, récite-moi la sourate de l’Étoile. » Quand Mahomet en répétait les termes, Gabriel dit : « Ce n’est pas ainsi que je te l’ai transmise ? J’ai dit : « Ce partage est injuste. » Tu l’as changée et tu as mis autre chose à la place de ce que je t’avais dit. » Le prophète, effrayé, retourna à la mosquée et récita la sourate de nouveau. Lorsqu’il prononça les paroles : « Et ce partage est injuste » Les incrédules dirent : « Mahomet s’est repenti d’avoir loué nos dieux. » Le prophète fut très inquiet et s’abstint de manger et de boire pendant trois jours, craignant la colère de Dieu. Ensuite Gabriel lui transmit le verset suivant : « Nous n’avons pas envoyé avant toi un seul prophète ou envoyé sans que Satan n’ait jeté à travers dans ses vœux quelque désir coupable ; mais Dieu met au néant ce que Satan jette à travers, et il raffermit ses signes »’’.
Un ‘‘impensé’’ à la fois visible et inaperçu en islam !
Salam Rushdie n’a donc rien inventé de cet l’incident. Il s’agit d’un fait historique connu et reconnu dans la tradition musulmane. Et ne constitue, en soi, ni un blasphème ni attaque contre l’islam et son prophète.
Or, si l’évocation de cet épisode dit des ‘‘versets sataniques’’ a pu provoquer une polémique d’envergure mondiale, c’est parce qu’au-delà du Hallal (Le licite) et du Haram (L’illicite), une sorte de tabou plane sur un certain nombre de sujets et de faits historiques qui sont devenus à la fois ‘‘visibles et inaperçus’’, comme le dit si bien Salman Rushdie.
Les passages évoquant ce type de tabous dans les ouvrages de référence de l’islam n’ont pas été expurgés, mais sont devenus – au fil des siècles – de l’ordre de ‘‘l’impensé’’ en islam, selon la formule de l’illustre islamologue Mohamed Arkoun : des faits qui ne sont pas niés, dont l’évocation n’a rien d’illicite ou blasphématoire, mais il est, pourtant, convenu d’éviter d’y penser !