Comme Salman Rushdie, je pense que « s’il m’était demandé de donner une seule et brève phrase sur la religion, je dirais : je suis contre » ! Non pas que le problème soit la foi religieuse en elle-même, mais parce que « dès le début, les hommes se sont servis de Dieu pour justifier l’injustifiable ».
Comme Salman Rushdie, je considère que « la liberté d’expression est le tout, toute l’histoire », qu’elle « est la vie elle-même », que « sans la liberté d’offenser, elle cesse d’exister ».
Comme Salman Rushdie, je crains que « si l’artiste créatif s’inquiète s’il sera encore libre demain, il ne sera [même] pas libre aujourd’hui ». Raison pour laquelle, il ne faut pas « permettre aux hooligans religieux de limiter la pensée ».
‘‘Hooliganisme religieux’’ ! Y a-t-il plus belle formule pour cerner la nature profonde du fanatisme islamiste ? Car, oui, tout islamiste – qu’il soit ouvertement radical ou prétendument modéré – est infecté par cet hooliganisme-là. Raison pour laquelle il est illusoire de vouloir « combattre un conservatisme radical avec un conservatisme pas tout à fait radical ».
Comme Salman Rushdie, j’affirme que « critiquer ces forces-là, ce n’est pas critiquer l’islam », que « garder le silence [face à la terreur islamiste] ne rend pas service aux musulmans », car c’est à ce dessein précisément qu’« un nouveau mot a été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie ». Et qu’en vérité « combattre l’extrémisme, je le répète, n’est pas combattre l’islam. Au contraire. C’est le défendre ».
Est-ce à dire, pour autant, comme se plaisent à le répéter les tenants du ‘‘pas-de-vaguisme’’ politico-intellectuel et autres islamo-gauchistes, qu’il n’y a pas de problème, en soi, avec l’islam/en islam ?
Force est de constater qu’au-delà des dérives assassines de l’islamisme, une crispation intellectuelle s’est répandue dans le monde musulman depuis une trentaine d’année, avec l’avènement de ce qu’on appela alors la Sahwa (l’éveil). Elle tente de bannir non seulement la pensée critique qui avait encore le vent en poupe une vingtaine d’années auparavant – grâce aux intellectuels rationalistes de la Nahda(qui, elle aussi, signifie l’éveil !) égyptienne – mais aussi toute forme de pensée ou de production artistique à caractère satirique, humoristique ou contestataire.
Cette crispation des cerveaux et des esprits musulmans, Salman Rushdie l’a si bien décrite – avec cet immense humour dont il n’a cessé d’user, depuis plus de trois décennies, comme un rempart contre la terreur et la barbarie qui le guettaient – en relevant que « si Woody Allen était un musulman, il serait mort à présent » !
Et c’est de cette crispation intellectuelle, ce rejet pavlovien de toute critique à l’encontre de l’islam – que l’on retrouve aussi parmi les laïcs, les ‘‘libéraux’’ (au sens anglo-saxon du mot) et même chez certains intellectuels chrétiens dans le monde arabe ! – que se nourrit l’hooliganisme religieux.
Comme Salman Rushdie, je constate que la montée de cet hooliganisme-là est due au fait que « l’islam a un problème avec la modernité ». Bien sûr, cela n’a pas été le cas de tout temps. Nul besoin, pour s’en convaincre, de remonter à l’âge d’or du rationalisme averroïste. Il y a à peine un demi-siècle, au sortir du colonialisme, le monde musulman était assoiffé de liberté, de progrès et de modernité. Mais, « les soi-disant leaders de l’islam contemporain ont réussi à détruire un islam pur, ouvert, chamarré, où coexistaient des gens de toutes origines ».
Et comme Salman Rushdie, je pense que « c’est très important de comprendre qu’il y a eu un autre islam », que pour lutter contre le fanatisme, il faut « en ressusciter d’abord la nostalgie, ensuite la vitalité ». Car, dans l’Affaire des ‘‘Versets sataniques’’ – comme dans la longue liste des persécutions infligées aux libres penseurs en islam, depuis ses origines – la vraie ligne de fracture n’est pas tant entre le Musulman et l’Autre. Elle se situe à l’intérieur même de l’islam. Et oppose la libre pensée rationaliste à l’intolérance obscurantiste.
Dans son roman ‘‘Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits’’, Salman Rushdie a brillamment illustré cet affrontement millénaire entre rationalisme et ‘‘hooliganisme religieux’’ en terre d’islam, sous couvert d’une allégorie fantastique opposant les ‘‘Douniazat’’, descendants d’Averroès, le grand philosophe rationaliste andalou, et les ‘‘mauvais Jinns’’, disciples de son ennemi juré, l’Imam al-Ghazali, le maître à penser de l’obscurantisme islamique à travers les âges !
Et c’est bien un ‘‘Douniazat’’ qui a été poignardé, le 12 août dernier, à Chautauqua, dans l’État de New York. Car, le combat de Salman Rushdie est notre combat, à tous, contre l’obscurantisme et l’intolérance en islam. Et ce combat n’a en rien varié depuis la bataille qui opposa Averroès aux disciples d’al-Ghazali : le Tafkir (la pensée rationaliste) contre le Takfir (l’excommunication) !