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Verbatim : Les Versets sataniques, chapitre II, Mahound

7 septembre 2022 Investigations   29364  

Dans son roman, Salman Rushdie consacre à l’incident des ‘‘versets sataniques’’ – un fait historique incontestable que le Coran évoque, sans détour ni ambiguïté(Verset 52, Sourate 22) – le deuxième chapitre du roman intitulé Mahound.

Par Salman Rushdie


Lire aussi notre document consacré aux vérités historiques concernant les ‘‘versets sataniques’’ en islam


 

La ville de Jahilia est entièrement construite en sable, ses structures sont formées du désert sur lequel elle se dresse. On peut s’émerveiller devant ce spectacle : emmuré, fermé de quatre portes, l’ensemble est un miracle construit par ses citoyens, qui ont appris à transformer les dunes de sable blanc de cet endroit maudit — la matière même de l’inconstance —, la quintessence de l’instable, du mouvant, de la trahison, de l’absence de forme — et, par alchimie, en ont fait le matériau de leur permanence nouvellement inventée. Seules trois ou quatre générations les séparent de leur passé de nomades, quand ils étaient aussi déracinés que les dunes, ou plutôt enracinés dans le fait de savoir que le voyage était leur maison.

 — Alors que l’itinérant peut se passer entièrement du voyage ; ce n’est qu’un mal nécessaire ; l’important c’est d’arriver.

Tout récemment, en hommes d’affaires avisés, les habitants de Jahilia se sont installés au croisement des routes des grandes caravanes, et ils ont attelé les dunes à leur volonté. Maintenant le sable est au service des puissants marchands des villes. Transformé en pavés, il recouvre les rues tortueuses de Jahilia ; la nuit, des flammes d’or jaillissent des braseros de sable poli. Il y a des vitres aux fenêtres, des fenêtres comme de longues fissures dans les murs de sable infiniment hauts des palais des marchands ; dans les ruelles de Jahilia, des ânes tirent des charrettes aux roues de silicium. Moi, dans ma méchanceté, j’imagine parfois l’arrivée d’une grande vague, un grand mur d’eau bouillonnante qui traverse le désert, une catastrophe liquide pleine de bateaux qui se brisent et de bras qui se noient, un raz de marée qui réduirait ces vains châteaux de sable à néant, aux grains dont ils viennent. Mais il n’y a pas de vagues ici. L’eau est l’ennemi à Jahilia. Portée dans des pots de terre, il ne faut jamais la renverser (le code pénal est féroce pour les délinquants), parce que là où tombent des gouttes d’eau, la ville s’effrite de façon alarmante. Des trous se forment dans les routes, les maisons penchent et tremblent. Les porteurs d’eau de Jahilia sont des nécessités que l’on déteste, des parias qu’on ne peut ignorer et qui, par conséquent, ne sont jamais pardonnés. Il ne pleut jamais à Jahilia ; il n’y a pas de fontaines dans les jardins de silicium. Quelques palmiers se dressent dans des cours fermées, leurs racines vont très loin sous la terre à la recherche de l’humidité. L’eau de la ville vient de ruisseaux souterrains et de sources, dont l’une est la célèbre Zamzam, au cœur de la ville de sable concentrique, près de la Maison de la Pierre Noire. Ici, à Zamzam, un beheshti, un porteur d’eau méprisé, tire le liquide dangereux et vital. Il a un nom : Khalid.

C’est une ville d’hommes d’affaires, Jahilia. Le nom de la tribu est Requin.

Dans cette ville, l’homme d’affaires-transformé-en-prophète, Mahound, est en train de fonder une des plus grandes religions du monde ; et, ce jour-là, il est confronté à la plus importante crise de sa vie. Une voix murmure à son oreille : Quel genre d’idée es-tu ? Démon-ou-strueux ?

Nous connaissons cette voix. Nous l’avons déjà entendue.

[…]

Les fortunes de Jahilia ont été bâties sur la suprématie du sable sur l’eau. Dans les temps anciens on avait cru plus sûr de transporter les marchandises dans les déserts que sur les mers, où des moussons pouvaient éclater n’importe quand. À cette époque d’avant la météorologie on ne pouvait prévoir de pareilles choses. Pour cette raison les caravansérails prospéraient. Les produits du monde entier allaient de Zafar à Saba, et de là à Jahilia et à l’oasis de Yathrib et à Midian où habitait Moïse ; de là à Aqaba et en Égypte. D’autres pistes partaient de Jahilia : vers l’est et le nord-est, vers la Mésopotamie et le grand empire de Perse. À Pétra et à Palmyre, où Salomon aima la reine de Saba. C’était le temps des veaux gras. Mais maintenant les navires qui croisent autour de la péninsule s’enhardissent, leurs équipages deviennent plus experts, leurs instruments de navigation plus précis. Les caravanes de chameaux cèdent à la concurrence des bateaux. L’ancienne rivalité entre les navires du désert et les navires de la mer crée un déséquilibre dans la balance du pouvoir. Les dirigeants de Jahilia s’inquiètent, mais ils n’y peuvent pas grand-chose. Parfois Abu Simbel a l’impression que seul le pèlerinage sauve la ville de la ruine. Le conseil cherche partout dans le monde des statues de dieux étrangers, pour attirer de nouveaux pèlerins dans la ville de sable ; mais, là aussi, ils ont des concurrents. Là-bas, à Saba, on a construit un grand temple, un lieu saint pour rivaliser avec la Maison de la Pierre Noire. De nombreux pèlerins ont été attirés par le sud, et leur nombre diminue sur les champs de foire de Jahilia.

Sur la recommandation d’Abu Simbel, les dirigeants de Jahilia ont ajouté aux pratiques religieuses des épices tentantes et profanes. La ville est devenue célèbre pour sa licence, un antre du jeu, un bordel, un lieu de chansons obscènes et de musique bruyante et délirante. Une fois les membres de la tribu du Requin allèrent trop loin dans leur convoitise des pèlerins. Les gardiens de la Maison commencèrent à exiger des pourboires des voyageurs épuisés ; quatre d’entre eux, dépités de n’avoir reçu que quelques sous, précipitèrent deux voyageurs dans le grand escalier à pic où ils se tuèrent. Cette pratique se retourna contre eux, décourageant les pèlerins de revenir… Aujourd’hui, on enlève souvent des femmes qui sont en pèlerinage pour une rançon, ou on les vend pour qu’elles deviennent des concubines. Des bandes de jeunes Requins patrouillent la ville, ne respectant que leur propre loi. On dit qu’Abu Simbel rencontre les chefs de bandes en secret et les organise. Voici le monde dans lequel Mahound apporte son message : un seul un seul un seul. Parmi une telle multiplicité, ces mots résonnent dangereusement.

Le Maître se redresse et tout de suite les concubines s’approchent pour reprendre leurs massages et leurs caresses. Il les renvoie d’un geste, tape dans ses mains. L’eunuque entre. « Envoie un messager chez le kahin Mahound », lui ordonne Abu Simbel. Nous allons lui proposer une petite épreuve. Un marché honnête : trois contre un.

[…]

Bilal et Salman, oubliant Baal, suivent Khalid. Tous les trois sont nerveux, jeunes. Il n’est toujours pas rentré, remarque Hamza. Et Khalid, inquiet : Mais ça fait des heures, qu’est-ce que ce salaud est en train de lui faire, la torture, les poucettes, le fouet ? À nouveau, Salman est le plus calme : Ce n’est pas le style de Simbel, dit-il, il est plus sournois, crois-moi. Et Bilal beugle loyalement : Sournois ou pas, j’ai foi en lui, dans le Prophète. Il ne craquera pas. Hamza ne lui adresse qu’un gentil reproche : Oh, Bilal, combien de fois doit-il te le répéter ? Garde ta foi pour Dieu. Le Messager n’est qu’un homme. La tension jaillit de Khalid : il affronte le vieux Hamza, demande, Êtes-vous en train de dire que le Messager est faible ? Vous êtes peut-être son oncle… Hamza donne un coup au porteur d’eau sur le côté de la tête. Ne lui fais pas voir ta peur, dit-il, même quand tu es à moitié mort de trouille.

Les quatre sont en train de se laver une fois de plus quand arrive Mahound ; ils se pressent autour de lui, quoique pourquoi. Hamza se tient en retrait. « Neveu, c’est foutrement mauvais, crie-t-il de son ton de soldat. Quand tu descends de la montagne, il y a toujours une lumière autour de toi. Aujourd’hui, il y a quelque chose de sombre. »

Mahound s’assoit sur le bord du puits et sourit. « On m’a fait une offre. » Abu Simbel ? crie Khalid. Impensable. Refuse. Le fidèle Bilal l’admoneste : Ne fais pas la leçon au Messager. Bien sûr qu’il a refusé. Salman le Persan demande : Quel genre d’offre ? Mahound sourit à nouveau. « Il y en a au moins un parmi vous qui veut savoir. »

« C’est une petite chose, reprend-il. Un grain de sable. Abu Simbel demande à Allah de lui accorder une petite faveur. » Hamza se rend compte de son épuisement. Comme s’il avait lutté avec un démon. Le porteur d’eau crie : « Rien ! Rien du tout ! » Hamza le fait taire.

« Si notre grand Dieu pouvait avoir à cœur de concéder — il a utilisé ce mot, concéder — que trois idoles, seulement trois parmi les trois cent soixante de la maison sont dignes d’être adorées… »

« Il n’est de dieu que Dieu ! » hurle Bilal. Et ses compagnons se joignent à lui : « Ya Allah ! » Mahound a l’air en colère. « Est-ce que les fidèles entendront le Messager ? » Ils se taisent, traînant leurs pieds dans la poussière.

 « Il demande l’approbation d’Allah pour Lat, Uzza et Manat. En échange, il nous garantit que nous serons tolérés, et même reconnus officiellement ; comme preuve, je serai élu au conseil de Jahilia. Telle est l’offre. »

Salman le Perse dit : « C’est un piège. Si tu escalades le mont Cone et redescends avec un tel Message, il va te demander, comment t’y es-tu pris pour obtenir de Gibreel la bonne révélation ? Il va pouvoir te traiter de charlatan, de truqueur. » Mahound secoue la tête. « Tu sais, Salman, j’ai appris à écouter. Ma façon d’écouter n’est pas ordinaire ; c’est aussi une façon de demander. Souvent, quand Gibreel arrive, c’est comme s’il savait ce qui est dans mon cœur. La plupart du temps, j’ai l’impression que Gibreel vient du fond de mon cœur : du plus profond de moi, de mon âme.

— Ou alors, c’est un autre genre de piège, insiste Salman. Depuis combien de temps récitons-nous le credo que tu nous as apporté ? Il n’y a de dieu que Dieu. Que sommes-nous si nous l’abandonnons maintenant ? Cela nous affaiblit, nous ridiculise. Nous cessons d’être dangereux. Désormais plus personne ne nous prendra au sérieux. »

Mahound rit, sincèrement amusé. « Peut-être n’es-tu pas ici depuis assez longtemps, dit-il gentiment. N’as-tu pas remarqué ? Le peuple ne nous prend pas au sérieux. Il n’y a jamais plus de cinquante personnes quand je parle, et la moitié sont des touristes. N’as-tu pas lu les satires que Baal affiche partout dans la ville ? » Il récite :

Écoute Messager,

prête une oreille attentive. Ta monophilie ,

ton un seul un seul un seul, n’est pas pour Jahilia.

Retour à l’envoyeur.

[…]

« Ils se moquent de nous partout, et tu dis que nous sommes dangereux », s’écrie-t-il. Maintenant Hamza a l’air inquiet. « Tu ne t’es jamais occupé de ce qu’ils pensaient, auparavant. Pourquoi maintenant ? Pourquoi après avoir parlé à Simbel ? »

Mahound hoche la tête. « Parfois, je me dis que je devrais faciliter les choses de façon que le peuple puisse croire. »

Un silence gêné s’installe parmi les disciples ; ils se regardent, changent de position. Mahound s’écrie à nouveau : « Vous savez tous ce qui se passe. Notre échec à gagner des convertis. Le peuple ne veut pas abandonner ses dieux. Il ne le fera pas, non. » Il se lève, s’éloigne à grands pas, se lave de l’autre côté du puits de Zamzam, s’agenouille pour prier.

« Le peuple est plongé dans les ténèbres, dit Bilal, malheureux. Mais il verra, il entendra. Dieu est un. » La douleur s’abat sur les quatre disciples ; même Hamza est découragé. Mahound a été secoué, et ses disciples tremblent.

Il se lève, s’incline, soupire, vient les rejoindre. « Écoutez-moi, vous tous, dit-il en posant un bras autour des épaules de Bilal, l’autre autour de celles de son oncle. Écoutez : c’est une offre intéressante. »

Khalid délaissé l’interrompt amèrement : « C’est une offre tentante. » Les autres ont l’air horrifié. Hamza parle très doucement au porteur d’eau. « N’était-ce pas toi, Khalid, qui désirais te battre avec moi parce que, quand j’ai dit que le Messager était un homme, tu as pensé à tort que je voulais, ainsi, dire qu’il était faible. Alors ? Est-ce à mon tour de te défier ? »

Mahound les supplie de se calmer. « Si nous nous disputons, il n’y a plus d’espoir. » Il essaie d’élever la discussion sur un plan théologique. « On ne propose pas qu’Allah accepte les trois déesses comme ses égales. Même pas Lat. Seulement qu’on leur donne une sorte de statut inférieur, intermédiaire.

 — Comme les démons, crie Bilal.

— Non, fait remarquer Salman le Perse. Comme les archanges. Le Maître est un homme malin.

 — Des anges et des démons, dit Mahound. Chaytan et Gibreel. Déjà, nous acceptons tous leur existence, à mi-chemin entre Dieu et l’homme. Abu Simbel nous demande d’en admettre seulement trois de plus. Rien que trois, et, dit-il, toutes les âmes de Jahilia seront à nous.

— Et on débarrassera la Maison des statues ? » demande Salman. Mahound répond que cela n’a pas été spécifié. Salman secoue la tête. « On fait ça pour te détruire. » Et Bilal ajoute : « Dieu ne peut pas être quatre. » Et Khalid presque en larmes : « Messager, que dis-tu ? Lat, Manat, Uzza — ce sont des femmes. De grâce ! Allons-nous avoir des déesses maintenant ? Ces vieilles grues, ces vieilles cigognes, ces vieilles sorcières ? »

La douleur la tension la fatigue, creusent profondément le visage du Prophète. Que Hamza, comme un soldat sur un champ de bataille réconfortant un ami blessé, prend entre ses mains. « On ne peut pas débrouiller cette affaire pour toi, neveu, dit-il. Monte sur la montagne. Va demander à Gibreel. »

[…]

À Jahilia ils attendent Mahound près du puits. Khalid le porteur d’eau, comme toujours le plus impatient, court jusqu’aux portes de la ville pour surveiller. Hamza, habitué comme tous les soldats à rester seul, est accroupi dans la poussière et joue à un jeu avec des cailloux. Il n’y a aucune urgence : parfois il reste absent pendant des jours, des semaines même. Et aujourd’hui la ville est désertée ; tout le monde est allé dans les grandes tentes du champ de foire pour écouter le concours de poésie. Le silence n’est troublé que par le bruit des cailloux de Hamza, et par les roucoulements d’un couple de colombes de rocher, venues du mont Cone. Puis ils entendent les pas qui courent.

Khalid arrive, à bout de souffle, l’air malheureux. Le Messager est de retour, mais il ne vient pas à Zamzam. Maintenant ils sont tous debout, perplexes à cause de ce manquement aux habitudes. Ceux qui attendaient avec des feuilles de palmier et des stèles demandent à Hamza : Alors, il n’y aura pas de Message ? Mais Khalid, qui essaie toujours de reprendre son souffle, secoue la tête. « Je pense qu’il y en aura un. Il est comme quand la Parole a été transmise. Mais il ne m’a rien dit et s’est dirigé vers le champ de foire. »

Hamza prend le commandement, en prévoyant des discussions, et montre le chemin. Les disciples — une vingtaine environ est rassemblée — le suivent vers les ripailles de la ville, avec des expressions de pieux dégoût. Seul Hamza se réjouit d’arriver sur le champ de foire. Ils trouvent Mahound devant les tentes des Propriétaires de Chameaux Tachetés, il est debout les yeux fermés, s’armant de courage pour la tâche qui l’attend. Ils lui posent des questions angoissées ; il ne répond pas. Après quelques instants, il entre dans la tente de la poésie.

Dans la tente, le public réagit par la dérision à l’arrivée du Prophète impopulaire et de ses disciples à la triste mine. Mais quand Mahound s’avance, les yeux fermement clos, les huées et les sifflets s’arrêtent et un silence tombe. Mahound n’ouvre pas les yeux même un seul instant, mais ses pas sont assurés, et il atteint la scène sans avoir trébuché ni heurté quoi que ce soit. Il monte les quelques marches et entre dans la lumière ; ses yeux sont toujours fermés. L’assemblée de poètes lyriques, d’auteurs d’éloges de l’assassinat, de versificateurs narratifs et de satiristes — Baal est ici, bien sûr — regarde avec amusement, mais aussi avec un peu de gêne, Mahound qui marche comme un somnambule. Dans la foule ses disciples jouent des coudes pour se faire de la place. Les scribes se bousculent pour être près de lui, pour noter ce qu’il pourra dire.

Le Maître Abu Simbel s’appuie à des coussins sur un tapis de soie installé à côté de la scène. Près de lui, resplendissante dans un pectoral d’or égyptien, il a sa femme Hind, le célèbre profil grec avec les cheveux noirs aussi longs que son corps. Abu Simbel se lève et s’adresse à Mahound, « Bienvenue ». Il est toute urbanité. « Bienvenue, Mahound, le voyant, le kahin. » C’est une déclaration publique de respect, et elle impressionne la foule assemblée. On ne repousse plus les disciples du Prophète, mais on les laisse passer. Stupéfaits, à demi rassurés, ils s’avancent au premier rang. Mahound parle sans ouvrir les yeux.

« Nous sommes dans une réunion de poètes, dit-il d’une voix claire, et je ne prétends pas en faire partie. Mais je suis le Messager, et j’apporte les versets de Celui qui est plus grand que n’importe lequel d’entre vous. »

Le public s’impatiente. La religion est réservée au temple ; les habitants de Jahilia et les pèlerins sont ici pour s’amuser. Faites-le taire ! Jetez-le dehors ! — Mais Abu Simbel parle à nouveau. « Si ton Dieu t’a vraiment parlé, dit-il, alors le monde entier doit l’entendre. » Et tout d’un coup un silence total s’installe dans la grande tente.

« L’Étoile », récite Mahound et les scribes se mettent à écrire.

« Au nom d’Allah, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux !

« Par les Pléiades quand elles s’éteignent : Votre compagnon n’est pas dans l’erreur ; il ne se trompe pas de direction.

« Il ne parle pas non plus au nom de ses propres désirs. C’est une révélation qui lui a été révélée : un tout-puissant lui a transmis un enseignement.

« Il se tenait sur le haut horizon : le seigneur de la force. Puis il s’est approché à moins de deux fois la portée d’un arc, et il a révélé à son serviteur ce qui est révélé.

« Le cœur du serviteur ne mentait pas quand il voyait ce qu’il a vu. Alors, allez-vous oser mettre en doute ce qui a été vu ?

« Je l’ai vu aussi tout au fond au pied de l’arbre auprès duquel se trouve le Jardin du Repos. Quand cet arbre était recouvert de son feuillage, je n’ai pas détourné les yeux, mon regard ne s’est pas mis à errer ; et j’ai vu quelques-uns des signes du Seigneur. »

À ce moment, sans la moindre trace d’hésitation ou de doute, il récite deux autres versets.

« Avez-vous pensé à Lat et Uzza, et Manat, la troisième, l’autre ? » — Après le premier verset, Hind se lève ; le Maître de Jahilia se tient déjà debout, très droit. Et Mahound, les yeux muets, récite : « Ce sont des oiseaux qu’on place à un rang élevé, et leur intercession est effectivement désirée. »

Tandis que la clameur — appels, acclamations, hurlements de scandale, cris de dévotion à la déesse Al-Lat — s’enfle et éclate sous la tente, les fidèles déjà étonnés assistent au spectacle doublement sensationnel du Maître Abu Simbel qui place ses pouces sur les lobes de ses oreilles, écartant les doigts tendus de ses deux mains, et qui prononce d’une voix forte la formule : « Allahu Akbar. » Après quoi il tombe à genoux, et pose un front déterminé sur le sol. Sa femme, Hind, le suit immédiatement.

Pendant tous ces événements le porteur d’eau Khalid s’est tenu près de l’entrée de la tente. Maintenant il regarde avec horreur tous ceux qui sont réunis ici, la foule dans la tente comme le trop-plein d’hommes et de femmes restés à l’extérieur, s’agenouiller, rangée après rangée, le mouvement se propageant en ondes à partir de Hind et du Maître comme s’ils étaient deux cailloux jetés dans un lac ; jusqu’à ce que toute la foule, dans la tente comme au-dehors, s’agenouille fesses-en-l’air devant le Prophète aux-yeux-clos qui vient de reconnaître les déesses de la ville. Le Messager lui-même reste debout, peu enclin à se joindre aux dévotions de l’assemblée. Éclatant en sanglots, le porteur d’eau s’enfuit dans le cœur vide de la cité des sables. Tandis qu’il court, ses larmes brûlantes creusent des trous dans la terre, comme si elles contenaient un acide corrosif.

Mahound reste immobile. On ne peut voir la moindre trace d’humidité sur les cils de ses yeux fermés.

[…]

À la fin de son combat avec l’Archange Gibreel, le Prophète Mahound sombre dans son habituel sommeil, épuisé, qui suit les révélations, mais à cette occasion il revit plus vivement que d’ordinaire. Quand il reprend ses esprits dans cette haute solitude on ne voit personne, aucune créature ailée accroupie sur les rochers, et il saute sur ses pieds, plein de l’urgence de ses nouvelles. « C’était le Diable », dit-il à haute voix dans l’air vide, et il rend vraies ses paroles en leur donnant voix. « La dernière fois, c’était Chaytan. » Voici ce qu’il a entendu dans sa façon d’écouter, qu’il a été trompé, que le Diable est venu vers lui sous le déguisement de l’archange, et les versets qu’il a retenus, ceux qu’il a récités dans la tente de la poésie, n’étaient pas les vrais mais leur opposé diabolique, pas divins, mais sataniques. Il revient en ville aussi vite qu’il le peut, pour supprimer les versets immondes qui puent le soufre, le sulfure, pour les arracher des annales pour toujours, et ils ne survivront que dans une ou deux compilations de traditions anciennes et des commentateurs orthodoxes essaieront d’en réécrire l’histoire, mais Gibreel, planant-observant depuis son plus haut angle de caméra, connaît un petit détail, juste une chose minuscule qui est un léger problème ici, à savoir que c’était moi les deux fois, baba, moi en premier et moi en second aussi. De ma bouche, à la fois l’affirmation et le reniement, les versets et leurs controverses, univers et envers, tout, et nous savons tous comment ma bouche a été utilisée.

« D’abord ce fut le Diable, murmure Mahound en se précipitant vers Jahilia. Mais cette fois, l’ange, aucune question. Il m’a cloué au sol au cours du combat. »

[…]

Mahound, contre l’avis de ses disciples, retourne à Jahilia, va droit à la Maison de la Pierre Noire. Les disciples le suivent malgré leur peur. Une foule s’assemble dans l’espoir d’un autre scandale, d’un autre écartèlement ou de quelque amusement. Mahound ne les déçoit pas. Il s’arrête devant les statues des Trois et annonce l’annulation des versets que Chaytan a chuchotés à son oreille. Les versets sont bannis de la vraie récitation, al-qur’an. D’autres versets sont proclamés à leur place. « Aura-t-Il des filles et vous des fils ? récite Mahound. Ce serait une belle division ! « Vous n’avez rêvé que de noms, vous et vos pères. Allah ne les a investies d’aucune autorité. »

© Gallimard, 1989.