“Le radicalisme religieux irradie une sorte de « glamour ». Offrez une kalachnikov et un uniforme noir à un jeune sans le sou, sans emploi, et soudain vous conférez un pouvoir à celui qui se sent vulnérable et défavorisé”. Ces mots sont de l’écrivain Salman Rushdie, entre la vie et la mort à l’heure où nous écrivons ces lignes. Ils traduisent l’immense clairvoyance que cet homme a sur ses contemporains. Menacé de mort depuis plus de 30 ans, Salman Rushdie a construit une œuvre sur les braises ardentes d’une fin qu’il n’imaginait pas impossible de la main de l’Homme.
Rushdie, un chef d’État ? Un magnat de l’entreprise ? Un parrain de la mafia ? Un homme politique corrompu ou incorruptible ? Non, rien de tout cela. Il est un faiseur de mots, un passeur d’émotions, un prestidigitateur du verbe, un raconteur d’histoire. Sa faute est d’avoir un jour, alors qu’il laissait libre cours à sa créativité de romancier, imaginé un passage pittoresque pour cette œuvre qu’il aura mis cinq ans à écrire ‘‘Les Versets sataniques’’.
Ce passage qui bouleversera sa vie irrémédiablement jusqu’à l’agression de ce vendredi 12 aout 2022, tient en une dizaine de pages dans un livre qui en comptera cinq cents. Salman Rushdie y décrit une situation ubuesque : Gibreel Farishta, l’un de ses personnages, a des hallucinations et voit les débuts d’un prophète monothéiste qui se nomme Mahound (allusion au Prophète Mohamed). Au moment où ce dernier essaye de mettre en place le monothéisme à la Mecque, il est malmené par les notables de la ville, convaincus du polythéisme. Rushdie narre de manière fictive dans les ‘’Versets sataniques’’ que ce prophète aurait d’abord énoncé des versets autorisant d’autres divinités avant de se rétracter, ces versets étant inspirés par le diable. Oh ! Scandale, oh ! Insulte au Prophète, à l’Islam, au Coran et aux Musulmans qu’ils soient sunnites ou chiites.
Le Voltaire des temps modernes
Salman Rushdie aura choisi la liberté. Écrire c’est être libre. Écrire c’est réinventer le monde pour l’offrir en cadeau à ceux qui ont choisi la Lumière. Le romancier est un rêveur, un enfant éternel qui autorise l’adulte qu’il est devenu à réinvestir cette part d’innocence, sans quoi la fiction ne pourrait être. Le romancier, comme tout être humain dans nos sociétés modernes, est tenu d’observer les lois, de respecter les règles que son pays de naissance ou d’accueil lui impose. Mais là où sa liberté est totale, absolue et non négociable, c’est bien dans l’élaboration de son œuvre.
Écrire, c’est parachever l’inachevé, nommer l’innommable, magnifier l’obscurité et glorifier la face obscure de l’humanité. Si la plume est plus forte que le poignard, elle reste tristement moins aiguisée et un romancier, ce vendredi 12 aout 2022, le sut mieux que quiconque.
Salman Rushdie le raconteur, le rêveur, le cultivateur de la pensée plurielle de Bombay à Londres, de New York à Bruxelles, délivre le souhait du rapprochement des peuples, de la fraternité entre tous les Hommes, peu importe d’où ils viennent et en qui ils peuvent croire.
Salman Rushdie l’amoureux des mots, des symphonies littéraires, des mondes parallèles accessibles par une si infime minorité d’entre nous, n’a jamais eu d’autres ambitions que de penser qu’un livre, une histoire, une œuvre participent au rayonnement de l’humanité en la débarrassant de la vilénie que les fanatiques, les illuminés, les autoproclamés gardiens de l’Islam auront si lamentablement souillée.
Il dira : « combattre l’extrémisme, je le répète, n’est pas combattre l’islam. Au contraire. C’est le défendre. » Mais si les progressistes et les pacifistes n’en doutent pas, comment ces incultes extrémistes atteints de cyclopie pourraient-ils en comprendre la nuance ?
On sait encore peu de choses sur l’auteur de l’agression. Il s’appelle Hadi Matar et a 24 ans, il est américain d’origine libanaise et musulman pratiquant. Sur son compte Facebook, bloqué depuis son arrestation, Hadi Matar publiait des liens qui révélaient ses affinités avec l’extrémisme chiite. Fasciné par l’Iran et son régime de République islamique. Hadi Matar vouait une véritable fascination pour l’Ayatollah Khomeyni, auteur de la fatwa contre Salman Rushdie il y a 33 ans. Hadi Matar n’était pas encore né lors de la publication des ‘‘Versets sataniques’’. Il n’était pas encore né non plus lors de la mort de Khomeyni, mais sa fascination pour l’ex-commandeur de la révolution iranienne l’aura poussé, au-delà d’une simple photo de profil à l’effigie du vieux mollah, à mettre à exécution une fatwa prononcée en 1989 comme un hommage à la figure emblématique du chiisme iranien.
Aujourd’hui, le monde est lacéré, poignardé, amputé d’une partie de sa conscience profonde et vitale. Mais une part de Salman Rushdie demeure en nous, car c’est le destin des écrivains que de continuer à vivre dans les tréfonds de nos âmes.
Quant à l’assaillant, aujourd’hui entre les mains de la justice, nous n’avons plus rien à craindre. Effrayons-nous juste des Hadi Matar qui naissent, grandissent et naitront encore sans que l’on devine les terribles excavations morbides qui les animent sans logiques ni raison.
* Essayiste et romancière Belge, rédactrice en chef du média en ligne diverCite.be