Par un de ces hasards dont l’Histoire a le secret, la publication du récit de Salman Rushdie (‘‘Le Couteau’’, Gallimard, 2024) sur l’agression dont il a été victime le 12 août 2022 coïncide avec l’attaque sans précédent lancée contre Israël le 14 avril dernier par la République islamique d’Iran. D’un côté, l’écrivain survivant raconte son expérience de mort imminente face à « l’homme en noir, vêtements noirs, masque noir sur le visage, qui arrivait, menaçant et concentré, un véritable missile ». De l’autre, 300 drones et missiles chargés de soixante tonnes d’explosifs fonçaient dans la nuit moyen-orientale vers l’État hébreu.
D’un côté, la question-éclair de Rushdie avant que ne frappe l’assassin : « Pourquoi maintenant, après toutes ces années ? » De l’autre, les questions posées par la décision de Téhéran de pulvériser sa pseudo ‘‘patience stratégique’’, euphémisme qu’utilisent les candides pour qualifier l’art ‘‘ayatollesque’’ de faire la guerre sans la faire, via leurs puissants satellites, du Hamas au Hezbollah en passant par les Houthis, des pirates équipés de drones dernier cri qui bloquent le trafic maritime international.
En réalité le fanatisme ne désarme jamais. Voilà ce dont témoignent en même temps ce livre-choc et cette déflagration militaire. Plus de trente-trois ans s’étaient écoulés entre la fatwa édictée par Rouhollah Khomeini contre l’auteur des ‘‘Versets sataniques’’ et le surgissement d’Hadi Matar, intégriste d’origine libanaise, né aux États-Unis, admirateur du Hezbollah, dans une salle de conférence du comté de Chautauqua, dans l’État de New York. Quarante-cinq ans ont passé depuis que la révolution islamique a mis la destruction d’Israël au cœur de sa rhétorique. Mais le temps importe peu aux islamistes. Ils comptent sur plus de dix mille et une nuits pour affûter leurs longs couteaux. D’autant que nous dormons, oublieux de la supplication ancienne griffonnée par Goya au bas de ses dessins : « Le sommeil de la raison enfante des monstres ». Au lendemain de la tentative de meurtre contre Salman Rushdie, nous écrivions dans ces colonnes : « La vénération pour les mots qui tuent – la fatwa – et leur paraphe de sang étend son royaume dans le ventre mou de l’Occident. Des millions d’individus dont la pulsion s’est substituée à la conscience célèbrent l’égorgeur. » À Téhéran, le quotidien Kayhan, relais du régime, s’extasiait en ces termes : « Baisons la main de celui qui a déchiré le cou de l’ennemi de Dieu avec un couteau ! »
Le relâchement du service de sécurité autour du romancier procède du même réflexe que celui qui anesthésiait les diplomates et les observateurs face au comportement de la République islamique. Le 3 octobre 2023, Ali Khamenei, le Guide de la Révolution, psalmodiait : « Avec l’aide d’Allah, le cancer sioniste sera bientôt éradiqué pour toujours, par les mains du peuple palestinien et par les forces de la résistance à travers la région. » Quatre jours plus tard, les pogromistes du Hamas déferlaient vers les pacifiques kibboutz de la frontière et les jeunes idéalistes du festival Nova. Même Israël s’était assoupi. Néanmoins, entre le 7 octobre et le 14 avril, nuit des missiles, un flot de commentaires lénifiants noyait la responsabilité iranienne. De même, les attaques incessantes du Hezbollah qui ont conduit à évacuer toute la population du nord d’Israël étaient jugées presque ridicules. Les informations du centre de recherches israélien Alma sur un réseau de tunnels reliant Beyrouth, la Bekaa et le sud du Liban avaient beau être quasiment confirmées par le Parti chiite lui-même dans une vidéo diffusée le 8 octobre sur X(ex-twitter) mettant en scène une attaque fictive en Galilée, tous les brillants observateurs insistaient sur la louable « retenue » de Hassan Nasrallah. Les mêmes saluaient la « modération » des Gardiens de la Révolution quelques heures après que leur armada se soit fracassée sur la défense américaine, européenne et israélienne. On parla alors de « chorégraphie », les services occidentaux ayant été prévenus au dernier moment. Qu’en termes galants le désir d’extermination est dit ! La vision d’un missile intercepté par le Dôme de fer au-dessus de la mosquée al-Aqsa, aurait dû jeter dans la rue des foules de croyants indignés par le cynisme iranien qui menaçait le lieu saint musulman en prétendant le sauver. Il n’en fut rien. La propagande ou la peur ? Les deux, bien sûr.
Mais la vérité n’a pas dit son dernier mot. Salman Rushdie le survivant continue à nous parler. Partout, les Frères musulmans – dont Khomeini s’est inspiré pour trahir la philosophie chiite – ont déçu les attentes de leur électorat comme le confirme l’enquête menée par Sarah Ben Néfissa et Pierre Vermeren dont Ecran de Veille publie des extraits exclusifs. Les Mollahs mortifères attaquent Israël car le fossé entre eux et le peuple persan – qui ne hait ni les Juifs ni l’Occident – n’a jamais été aussi grand. Leur marche à la guerre est un aveu de faiblesse.