20 mois après la tentative d’assassinat qui l’a visé, en application d’une fatwa vieille de 33 ans, que l’ayatollah Khomeini avait lancée contre lui, en février 1989, l’accusant de blasphème envers l’islam dans son roman ‘‘Les Versets sataniques’’, Salman Rushdie est de retour. Plus fort et plus vivant que jamais. Et, bonne nouvelle, il n’a rien perdu de son légendaire sens de l’humour.
Par Atmane TazaghartDe l’attaque au couteau qui a manqué de peu lui ôter la vie, l’auteur de ‘‘La cité de la victoire’’ fait un récit palpitant de vie, d’humour et de réflexions irrévérencieuses sur la vie et la mort (voir ci-contre), sur la violence – cette « malignité sans raison » – ancrée dans la nature humaine, et sur l’art comme une arme pour résister à la terreur.
En dépit de l’horreur qu’il a subie, il n’est guère question de haine ou de ressentiment dans ‘‘Le couteau – Réflexions suite à une tentative d’assassinat’’, le récit romanesque que Salman Rushdie consacre à ce qu’il appelle, avec une pointe de sarcasme, son ‘‘expérience de mort imminente’’ : « Il s’était écoulé trente-trois ans et demi depuis la fameuse condamnation à mort prononcée par l’ayatollah Ruhollah Khomeyni contre moi et tous ceux qui étaient impliqués dans la publication des Versets sataniques, et pendant ces années, je l’avoue, j’ai parfois imaginé mon assassin se lever de quelque assemblée publique ou autre et foncer vers moi exactement de cette façon. Aussi, ma première pensée quand je vis cette silhouette meurtrière se précipiter vers moi fut : C’est donc toi. Te voilà […] Pourquoi maintenant ? Vraiment ? Il s’est passé tant de temps. Pourquoi maintenant, après toutes ces années ? ».
En pensant à son ‘‘aspirant assassin’’, qu’il surnomme ‘‘le A.’’, il ne ressent ni haine ni colère, mais plutôt le besoin de comprendre, de se représenter « l’état d’esprit de la personne prête à plonger une lame dans le cou d’un vieil homme, un vieil homme éminent, dont l’œuvre était appréciée par bien des gens », écrit-il en se référant à un autre grand romancier, l’Égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, lui aussi victime d’une attaque au couteau, en octobre 1994. Et d’ajouter, à propos de son propre ‘‘A.’’ : « Je me demande vraiment ce qui se passe dans sa tête maintenant qu’il a eu le temps pour réfléchir. A-t-il eu des hésitations ? Ou est-il fier de lui ? Est-il prêt à recommencer ? »
Dans les premiers mois qui ont suivi sa ‘‘rencontre avec le couteau’’, Salman Rushdie a rêvé d’avoir son ‘‘instant Beckett’’ : en janvier 1938, alors qu’il rentrait chez lui, sur l’avenue de la Porte d’Orléans, à Paris, Samuel Beckett a subi une attaque au couteau de la part d’un voyou nommé Prudent. Ayant survécu, l’auteur d’‘‘En attendant Godot’’ a eu l’occasion d’affronter son agresseur au tribunal, et de lui demander pourquoi il a agi ainsi. La réponse de Prudent fut : « Je ne sais pas, monsieur. Je m’excuse. » L’auteur des ‘‘Versets sataniques’’ envisage de faire de même : « Ce n’était pas vraiment une réponse mais quand je l’ai lue, cela m’a donné l’envie de voir mon agresseur en face, comme l’avait fait Beckett, et de m’adresser directement à lui ».
Plus tard, il renonce à cette idée, préférant la fiction à la rencontre réelle. Dans ‘‘Le couteau’’, il consacre une quarantaine de pages à un échange imaginaire avec son ‘‘aspirant assassin’’. Un long dialogue durant lequel il se force à penser contre soi, en se mettant dans tête de son ‘‘A.’’, pour tenter de comprendre les motivations de la violence et les mécanismes de haine et d’intolérance qui en sont à l’origine.
Cet échange imaginaire, à la fois captivant et déconcertant, est clos par une réflexion surprenante : « Il y a une chose que je me plaisais à dire autrefois, à l’époque où la catastrophe s’est abattue sur ‘‘Les versets sataniques’’ et sur leur auteur. Que la seule façon de comprendre la polémique autour de ce livre, c’était d’y voir une querelle entre ceux qui ont le sens de l’humour et ceux qui ne l’ont pas. Je vous comprends bien à présent, mon assassin raté, hypocrite assassin, mon semblable, mon frère. Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire ».
De l’humour, l’auteur de ‘‘Shalimar le clown’’ en a à revendre. Même dans les moments les plus affreux, il en use comme une arme bien aiguisée pour sublimer la douleur et faire face à l’horreur : quelques instants après sa tentative d’assassinat, à moitié conscient, il entend quelqu’un crier : « Découpez ses vêtements pour qu’on puisse voir ses blessures » et ne peut s’empêcher de murmurer : « Oh, mon beau costume Ralph Lauren » ! Et lorsque, convalescent, il apprend que l’Institution de Chautauqua a annoncé que d’importants protocoles de sécurité allaient être mis en place, il choisit d’en rire : « On ferme les portes de l’écurie, après que le cheval s’est échappé » !
Cependant, l’humour chez Salman Rushdie est tout sauf une façon d’éluder le combat contre la terreur. Face à la « laideur quotidienne du monde », il préconise de réagir par l’art : « Comment penser au futur lorsque le présent réclame à grands cris notre attention ? Et que pouvons-nous faire de façon utile et efficace si, détournant notre attention de la postérité, nous nous concentrons sur l’horreur du présent ? Un poème ne peut arrêter une balle. Un roman ne peut pas désamorcer une bombe. Tous les acteurs comiques ne sont pas des héros. Mais nous ne sommes pas impuissants. Même après qu’Orphée a été coupé en morceaux, sa tête tranchée, flottant sur l’Hèbre, continuait à chanter, nous rappelant que le chant est plus fort que la mort ».
VERBATIM
Le ‘‘couteau’’ face au ‘‘fantôme dans la machine’’
Dans son dernier livre ‘‘Le couteau, réflexions suite à une tentative d’assassinat’’ (Gallimard, avril 2024), Salman Rushdie fait une description pointilleuse et poignante de son ‘‘expérience de mort imminente’’, suite à l’attaque au couteau dont il a été victime, le 12 août 2022, lors d’une conférence à Chautauqua, dans l’État de New York. Extraits :
‘‘Je me rappelle être allongé au sol et regarder la mare de sang qui s’écoule de mon corps. « Cela fait beaucoup de sang », me suis-je dit. Et puis j’ai pensé : « Je suis en train de mourir. » Je n’éprouvais pas cela comme un drame ou une chose particulièrement horrible. Cela semblait simplement probable. Oui c’était vraisemblablement ce qui était en train de se produire. C’était une évidence.
Il est rare de pouvoir décrire une expérience de mort imminente. Je voudrais d’abord raconter ce qui ne s’est pas produit. Il n’y avait rien de surnaturel là-dedans. Pas de « tunnel de lumière ». Je n’ai pas eu le sentiment de m’élever hors de mon corps. En fait je me suis rarement senti aussi fortement relié à mon corps. Mon corps était en train de mourir et il m’emportait avec lui. C’était une sensation physique intense.
Plus tard, alors que j’étais hors de danger, je me suis demandé quelle pouvait être la nature ou l’identité de ce « moi », la personnalité qui habitait le corps mais ne se résumait pas à lui, cette chose que le philosophe Gilbert Ryle a appelée un jour le « fantôme dans la machine ».
Je n’ai jamais cru à l’immortalité de l’âme et mon expérience à Chautauqua semble le confirmer. Ce « moi », quelles qu’en soient la nature ou l’identité, était certainement sur le point de mourir en même temps que le corps qui le contenait. Il m’est arrivé de dire, en plaisantant à moitié, que notre sentiment de l’existence d’un « moi » ou d’un « je » désincarnés pourrait indiquer que nous possédons une âme mortelle, une entité ou une conscience qui disparaissent en même temps que notre existence corporelle. Je crois à présent que ce n’est pas tout à fait une plaisanterie’’.
© Gallimard, 2024.