De hauts responsables de l’armée et des services de renseignements mènent la contestation contre Benyamin Netanyahou, le Premier ministre, accusé de mener le pays à sa perte. Et si le salut venait de l’armée ?
Par Martine Gozlan« Tout le Mossad est dans la rue ! ». Dans la foule des manifestants qui se pressent devant le théâtre Habima, au cœur de Tel Aviv, Eitan, un ancien officier des renseignements, la cinquantaine, désigne avec fierté un rang serré de contestataires. Ce soir de mars, plus de 35 000 Israéliens se sont donnés rendez-vous pour protester contre le statut des ultra-orthodoxes, exemptés de service militaire. Alors que la guerre fait rage à Gaza, cette inégalité est condamnée par 70 % de l’opinion. Mais les alliés de Netanyahou menacent de quitter la coalition si le Premier ministre cède aux revendications de la majorité des Israéliens.
Jamais un chef de gouvernement n’aura été autant contesté alors qu’Israël en guerre est isolé diplomatiquement, presque lâché par Washington. L’État hébreu vit la pire crise de son Histoire. Jour après jour, les manifestations de Tel Aviv appellent au départ de Netanyahou et à de nouvelles élections. Émergeant d’un océan de drapeaux bleus et blancs, les pancartes affichent le visage blême du Premier ministre avec cette accusation : « C’est toi le chef ! C’est toi le responsable ! »
À la tribune, un homme incarne la révolte. Le général de réserve Noam Tibon, 62 ans. Sa popularité est immense. Larmes aux yeux, on raconte sans cesse aux visiteurs la saga de ceux qui, le 7-Octobre, alors que l’État s’effondrait, ont foncé vers le sud. Noam Tibon, lui, s’est précipité vers le kibboutz Nahal Oz où vivait son fils, Amir, journaliste au quotidien de gauche Haaretz, pour sauver sa famille, évacuer les blessés, et combattre les terroristes.
Par une tragique ironie du destin, j’avais rencontré Amir, notre confrère, devant Gaza, un mois avant le 7-Octobre. Une poussière de chaleur s’élevait de la ville arabe si proche en même temps que l’appel à la prière des muezzins. Comme la majorité des pacifiques kibboutzniks qui seront massacrés, Amir n’avait aucune haine des Palestiniens. À Nahal Oz, le point le plus proche de la frontière, « Je vois et j’entends Gaza chaque matin, me disait-il, alors que la plupart des Israéliens ont oublié son existence… » Amir, sa femme et leurs deux fillettes sont restés pendant dix heures terrés dans leur abri, tandis que le Hamas tuait, brûlait et violait dans tout le kibboutz.
Son père, Noam Tibon, balaie aujourd’hui le jour fatal d’un revers de la main. Il préfère dessiner l’avenir. Ce n’est pas la guerre qu’il conteste mais la façon dont elle est menée. Dans un café, quelques heures avant la manifestation de la place Habima, il m’explique : « Tsahal est enlisé à Gaza et tout ce que l’armée a obtenu risque d’être perdu si nous ne trouvons pas une solution immédiatement. Nous n’avons pas assez d’hommes pour assurer la sécurité du pays. Il nous en faudrait dix mille de plus. Dans ces conditions, l’accord négocié, à la fondation de l’État, par David Ben Gourion avec le grand rabbinat sur l’exemption des religieux n’a plus aucun sens. Il menace au contraire l’existence du pays. Au lieu de chercher une issue à la guerre et à notre crise politique intérieure, Netanyahou entre en conflit avec le président des États-Unis, un soutien d’Israël. »
Le général est un adversaire du Premier ministre. La majorité de ceux qui ont occupé les plus hautes fonctions dans l’armée comme dans les services de renseignements appelle à la démission de Netanyahou et à des élections anticipées. Elle avait déjà constitué, avant le 7-Octobre, le ‘‘Forum des 170 généraux pour la défense de la démocratie’’. Depuis le massacre, le mouvement s’est encore amplifié. Ses représentants ont un plan, me confirme le général Ilan Mizrahi, ex-directeur adjoint du Mossad : « Une fois le Hamas éliminé militairement, ce serait une terrible erreur pour Israël si des colons s’installaient à Gaza. Il faut arrêter de relayer cette idée, minoritaire en Israël. Mais Tsahal doit rester quelques temps pour organiser l’aide humanitaire, s’assurer qu’elle parvienne bien aux civils et non aux derniers partisans du Hamas. On prévoit une force euro-arabe et une administration palestinienne, mais pas sous la direction de Mahmoud Abbas. Comment pourrait-il gouverner Gaza alors qu’il est incapable de diriger Ramallah ? »
Selon le dernier sondage dirigé par Khalil Shikaki, un sociologue qui travaille depuis plus de quarante ans en Cisjordanie, 60 % des Palestiniens soutiennent le Hamas et 34 % seulement se prononcent pour la solution à deux États. Pour remplacer Abbas, différents noms circulent. Mohamed Shtayyeh ou l’économiste Salam Fayyad, deux ex-Premiers ministres de l’Autorité palestinienne ? Majed Faraj, le chef des renseignements de l’Autorité, qui fut proche de la CIA ? Le nouveau Premier ministre désigné à Ramallah, Mohammad Mustafa, vient en tous cas de condamner le Hamas dans les termes les plus vifs (lire page 16).
La reconstruction serait financée par les États-Unis, l’Europe et les pays du Golfe. Les négociations entre Israël et l’Arabie saoudite reprendraient.
On n’est pas très loin des propositions de Joe Biden. Et pour cause : « Le plus important, c’est de refonder une relation forte entre Israël et les États-Unis, l’Europe, les pays du Golfe et l’Égypte, contre l’Iran », insiste le général Tibon.
Dans la foule, se mêlent les familles de soldats d’active, les réservistes et de nombreuses organisations de la société civile comme le mouvement ‘‘Frères d’armes’’. L’opposition à Netanyahou s’élargit chaque jour, au fur et à mesure que s’éloigne l’objectif prioritaire de la guerre : libérer les otages tout en détruisant militairement le Hamas. Les cris des parents de disparus – « Akhshav ! Maintenant ! » – retentissent régulièrement sur le rivage de Tel Aviv. « Si on ne ramène pas les otages vivants, il y aura quelque chose de brisé dans l’âme d’Israël », souligne Ilan Mizrahi. Et Noam Tibon affirme : « Je soutiens un cessez-le-feu temporaire pour qu’ils reviennent. Y compris aux conditions du Hamas. »
Les conditions dictées par Yahia Sinwar, le chef du Hamas caché dans les tunnels, le général Ofer Dekel n’a pas de mal à imaginer comment l’homme les a élaborées. Ancien chef du Shin Bet, les renseignements intérieurs, Dekel a fait partie de l’équipe qui négociait la libération de Gilad Shalit, échangé en octobre 2011 après cinq ans de captivité contre 1027 prisonniers palestiniens, dont Sinwar. « Je l’ai beaucoup fréquenté dans sa prison, se souvient Ofer Dekel. Sinwar n’est pas un type courageux, un combattant qui risque sa vie. Il a fait carrière non par des exploits mais en torturant et en tuant des Palestiniens accusés de collaboration. Je pense qu’aujourd’hui un canal de discussion reste ouvert pour libérer nos otages parce que Sinwar veut deux choses : obtenir qu’on relâche des prisonniers et sauver sa peau. » Membre du ‘‘Forum des généraux’’ depuis la première heure, Ofer Dekel compte sur une fracture de la coalition au pouvoir pour faire tomber le gouvernement.
C’est aussi l’espoir de ‘‘Frères d’armes’’, cofondé par le colonel Ronen Koehler, 50 ans, officier des commandos marine. Ce mouvement a organisé la solidarité au lendemain du 7-Octobre avec une logistique et une efficacité qui lui valent d’être ultrapopulaire. Il compte jusqu’à douze mille bénévoles. Dans un immense complexe de cinéma désaffecté, en banlieue de Tel Aviv, ils ont monté plusieurs écoles d’urgence, du cours préparatoire aux classes de terminale, qui accueillent les enfants de réfugiés du nord – déplacés en raison des attaques du Hezbollah – et ceux du sud. Au lendemain du massacre, leur quartier général s’est monté en quelques heures au Parc des expositions de Tel Aviv. « Ce que le gouvernement n’a pas fait, eux l’ont fait, constate Dafna Altschuler, une thérapeute qui s’occupe de la réhabilitation des soldats blessés. La liste des 250 otages du début, ce sont eux qui ont réussi à la fournir en recoupant toutes les informations, les vidéos, les logiciels. Ils sont le véritable Israël. »
Selon un sondage diffusé par la chaine 12 de la télévision, si les élections avaient lieu en ce moment, la droite et l’extrême droite seraient minoritaires avec 46 sièges sur 120. Et le nouveau Premier ministre serait probablement Benny Gantz, membre du cabinet de guerre, leader du parti Unité Nationale, reçu récemment à Washington et à Londres avec les honneurs, à la grande fureur de Netanyahou. Ex-chef d’État-major, Gantz a la faveur du Forum des généraux comme Gadi Eizenkot, qui siège à ses côtés, dirigea lui aussi Tsahal et vient de perdre son fils, tombé au combat à Gaza. Devraient-ils claquer la porte du cabinet de guerre, quitte à déclencher une crise ? « Il n’y a pas plus grande crise que celle où nous précipite le Premier ministre, résume le général Tibon. Le passé nous a appris que l’antisémitisme est faible quand Israël est fort, et fort quand Israël est faible. La force de Netanyahou est illusoire. »