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IBO/SIPA

 

Jean-Yves Camus : ‘‘La France n’a toujours pas surmonté les fractures de ses guerres civiles’’

1 juillet 2024 Interviews   58590  

Directeur de l’Observatoire des radicalités politiques et chercheur à la Fondation Jean-Jaurès, essayiste (‘‘Les droites extrêmes en Europe’’, le Seuil, 2015), Jean-Yves Camus analyse les causes profondes de l’irruption des radicalités sur la scène politique française.

Propos recueillis par Martine Gozlan

– Selon vous, le Rassemblement national a-t-il rompu avec l’héritage fascisant et d’extrême droite du Front National ?

– Jean-Yves Camus : Le qualificatif ‘‘extreme droite’’ pouvait s’appliquer tant que Jean-Marie Le Pen était président du Front national car, un dirigeant politique qui doute de l’existence des chambres à gaz, déclare qu’il croit en l’inégalité des races, accuse ‘‘l’internationale juive’’ d’être aux commandes des médias, de l’économie, de la vie politique, mérite incontestablement d’être qualifié d’extrême droite. À l’époque, les alliés du Front national qui siégeaient déjà au Parlement européen étaient eux aussi des gens d’extrême droite. Citons M. Schönhuber, alors président du parti des Républicains allemands : pendant la Seconde Guerre mondiale, il était instructeur des volontaires français de la Waffen SS. La formation flamande – le Vlaams Blok, devenu aujourd’hui le Vlaams Belang – comptait à sa tête des indépendantistes qui avaient largement soutenu les nazis. Mais tout cela a une fin biologique. Jean-Marie Le Pen vient de fêter ses 96 ans et les protagonistes étrangers que je viens d’évoquer sont morts. Le temps faisant son œuvre, on ne trouve plus aujourd’hui de gens qui se réclament ouvertement du fascisme, du national-socialisme et des mouvements qui lui étaient associés. Le gros problème du terme extrême droite, c’est que, dans l’imaginaire européen, il renvoie inévitablement à l’Histoire des années 1930 et 1940. Quand on cantonne une formation politique au fascisme ou à Vichy, cela devient un argument polémique et cette ostracisation est un facteur de paresse intellectuelle. Il suffit de lancer un anathème pour faire l’économie du travail qui consiste à lire les programmes afin de pouvoir argumenter ensuite en expliquant pourquoi telle ou telle mesure est anticonstitutionnelle, trop coûteuse, ou en rupture avec nos idéaux.

– Pourquoi a-t-on abandonné ce travail ?

– On a cru que la France était immunisée contre les phénomènes nationaux-populistes, contre la ‘‘droite radicale’’, termes que j’emploie désormais. Parce que Vichy avait perdu, parce que le fascisme français n’avait jamais réellement émergé, on pensait que notre pays bénéficiait d’une sorte d’immunité naturelle. Après tout, c’était la patrie des droits de l’Homme et de la Révolution, la patrie de la nation contractuelle. L’Histoire avait tranché, les démocraties avaient vaincu le fascisme et il n’y avait pas de raison que les choses changent. C’est ce qu’on est en train de payer aujourd’hui. À partir du second tour des élections présidentielles, en mai 2002, on s’est dit que Jacques Chirac avait gagné à plus de 80 %, que le Front national ne représentait que 17 % des suffrages : c’était donc le signe que le phénomène ne deviendrait jamais majoritaire. Du coup, les quelque 200 collectifs antifascistes constitués dans les années 1980, comme Ras l’front, se sont très vite autodissous. Mais le phénomène n’a cessé d’augmenter. Au fur et à mesure qu’il grimpait dans les urnes, le débat intellectuel s’appauvrissait. On n’a jamais pris le temps de disséquer l’objet FN/RN pour élaborer un corpus idéologique qui permette à la droite de garder ses électeurs sans faire de concession au programme lepéniste. Ce qui débouche sur une situation inédite en Europe. Les Républicains sont aujourd’hui extrêmement mal en point en France alors que dans tous les autres pays voisins, le conservatisme mainstream reste assez vivace.

– Qu’entendez-vous par ‘‘conservatisme mainstream’’ ?

– C’est ce que George W. Bush et David Cameron appelaient le conservatisme compassionnel. C’est-à-dire un attachement au libéralisme économique et un conservatisme sociétal, tempérés par un certain nombre de filets de sécurité pour nos concitoyens qui connaissent le chômage, la maladie et diverses difficultés. En France, ce conservatisme-là a été mangé doublement. Sur son versant libéral en économie par la majorité macroniste et, sur son versant identitaire, par le Rassemblement national. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la démocratie. Ni pour la gauche.

– Est-ce un phénomène strictement français ?

– Pas exactement car on retrouve des éléments comparables en Belgique avec la percée spectaculaire du Parti du Travail de Belgique (PTB) et en Flandre, des nationalistes. Mais il y a en France certaines spécificités. D’abord, nous n’avons toujours pas refermé nos guerres civiles. À commencer par la Révolution française. Nous n’avons pas refermé l’épisode boulangiste qui a donné naissance à une forme de populisme plébiscitaire nécessaire à la compréhension de l’actuel Rassemblement national. Notamment l’appel au bon sens du peuple contre l’élite corrompue et le césarisme. Nous avons théoriquement dépassé Vichy mais dans la vague d’antisémitisme actuelle, je ne suis pas sûr qu’il n’y en ait pas quelques restes, pas seulement à l’extrême droite :  les islamistes et leurs soutiens savent que la France n’a pas été majoritairement résistante et il existe dans la gauche radicale, chez certains, des relents d’antijudaïsme chrétien. Bien sûr, nous n’avons pas surmonté davantage la guerre d’Algérie. Au fond, nous n’avons surmonté aucune des fractures françaises et vivons sur des faux-semblants.

– Quelle est la nature de ces masques qui nous dissimuleraient la réalité ?

– Par exemple le faux-semblant de la survivance du gaullisme. L’étiquette de gaulliste ou de néogaulliste n’a plus aucun rapport avec ce qu’était la pratique politique du Général de Gaulle. Tout le monde s’en réclame mais personne n’est dupe. Cette figure tutélaire du gaullisme empêche les droites d’être elles-mêmes. On devrait acter aujourd’hui la mort du gaullisme. Une autre chose nous distingue : les Français ont la passion de l’égalité. Or ils constatent, et pas seulement les électeurs du RN, que ce pays est devenu de plus en plus inégalitaire. Je n’entonne pas là le même couplet que La France insoumise en parlant du nombre de milliardaires. Je parle du taux d’autoreproduction des élites qui est aujourd’hui supérieur à ce qu’il était voici une trentaine d’années. Nous ne pouvons plus dire à nos enfants qu’ils auront au moins les mêmes chances et le même niveau de vie que notre génération. Dans l’opinion, progresse le sentiment que tout le monde n’est pas sur la même ligne de départ. Que l’ascenseur social ne fonctionne plus. Cela commence par l’école qui remplit beaucoup moins son rôle de creuset de la nation. En sachant que nous avons perdu un autre creuset : le service militaire. Certes, il embêtait tout le monde, mais il produisait un brassage de populations que nous ne connaissons plus. La fonction publique, elle aussi, permettait à beaucoup de gens issus de milieux modestes de s’élever par l’intermédiaire des concours. Or, moins de fonction publique implique moins d’élévation… Enfin, nous sommes les gens les plus pessimistes du continent, selon les eurobaromètres. Notre situation n’est pourtant pas mauvaise si on se compare aux pays d’Europe centrale.

Mais il nous arrive quelque chose qui peut sembler tragique à beaucoup. Nous ne sommes plus une grande puissance mais une puissance moyenne. C’est assez difficile à accepter pour beaucoup de Français car nous faisons toujours comme si nous étions une grande puissance. Il y a une dichotomie totale entre ce qu’on nous fait croire et ce qui est. Quand le président de la République nous dit qu’il entend jouer un rôle moteur dans la paix au Proche-Orient, il raisonne comme si nous avions les moyens de le faire. Quand Emmanuel Macron est allé à Beyrouth, on a vu les limites de l’exercice. Ceci ne veut pas dire que nous n’avons plus de message à délivrer. Mais il faut être plus réaliste sur ce que nous représentons et se battre sur ce que nous pouvons défendre réellement. Marteler que la France est une grande puissance et capituler, comme nous l’avons fait depuis des décennies, sur la francophonie, c’est incompréhensible. Avoir mené la politique africaine parfaitement brouillonne de ces dernières années et ensuite nous faire chasser du continent africain, c’est tout autant incompréhensible.

– Souffrons-nous d’un malaise existentiel ?

– Oui. Un malaise qui dure depuis la fin de la décolonisation. À droite, il y a des nostalgiques des grandes taches roses qui figuraient sur les cartes géographiques d’autrefois – notre ex-empire colonial – tandis qu’à gauche, des gens plaident le repentir pour ce que nous avons fait et ce que nous n’avons pas fait. C’est là encore quelque chose qui nous différencie de nos voisins. Les Allemands ont colonisé et ça n’a pas l’air de tourmenter leur mémoire, les Italiens non plus. Les Portugais ont absorbé, après la révolution des œillets d’avril 1974, près d’un million de Portugais des colonies d’Outre-mer, c’est-à-dire exactement le chiffre de nos Pieds-noirs. Dans la politique intérieure de Lisbonne, c’est un non-sujet ! Alors que nous en sommes encore à traiter des demandes de réparation, voire la révision des accords de 1968 sur la circulation des Algériens en France. Sans oublier une relation compliquée avec le Maroc ou la Tunisie qui nous tourne le dos. Et bien sûr, la question migratoire reste étroitement liée à notre passé colonial puisque la majorité des migrants viennent de nos anciennes colonies.

– Pourquoi la question de l’antisémitisme nous est revenue comme un boomerang ?

– Elle n’a jamais disparu. Il faut se remémorer l’antisémitisme de l’immédiate après-guerre. L’historienne Anne Grynberg évoque dans ses travaux les incidents survenus lorsque les Juifs de Paris cherchaient à récupérer leurs appartements dont ils avaient été spoliés. Les premières dissolutions de groupes antisémites ont lieu en janvier 1945. Il s’agit de trois associations d’administrateurs de biens juifs ‘‘aryanisés’’ pendant la guerre. Ils ne veulent pas restituer ce qu’ils ont pris ! À partir de là, on comprend psychologiquement le processus à travers lequel les survivants et leurs descendants se sont dit « plus jamais ça ! ».

Cependant, c’est une illusion. La création d’Israël change quelque chose mais pas le fond. C’est un État inséré dans une région qui a des populations dont les préjugés antijuifs sont anciens, ancrés. Ce qu’apporte Israël aux Juifs, ce n’est pas de vivre dans un État que les antisémites ne peuvent pas attaquer, c’est que les Juifs en Israël deviennent les sujets de leur propre histoire alors qu’en diaspora, ils en sont les objets. Et d’autre part, le fait qu’il existe une armée. Pour la première fois depuis l’époque antique, prend fin l’interdiction qui a été faite de porter les armes, cette volonté de dire aux Juifs : « Vous êtes un peuple qui doit rester la nuque courbée ». Les Juifs peuvent se défendre. Mais ce n’est pas une garantie absolue, la preuve par le 7-Octobre. Et par ses conséquences dans l’utilisation politique de la propagande pro Hamas par La France insoumise.

– Notre pays dispose-t-il de contrefeux institutionnels suffisants face à l’irruption des radicalités et à leur domination ?

– Ils sont là avec le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel. Je comprends la colère de certains face à ce qu’ils appellent le gouvernement des juges dont les décisions sont souvent contestables. Mais une démocratie doit avoir ses garde-fous. Seulement, quelque chose saute aux yeux. Nous sommes devenus une société multiculturelle, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore. Et plus seulement dans les grandes métropoles. Alors, il va falloir trouver une solution. Sauf à sombrer dans une forme d’État autoritaire qui expulserait tous les non-Européens, il va falloir inventer une manière de faire nation sans transiger sur les principes. Nous sommes une société multiculturelle mais la laïcité est un principe, l’assimilation est un principe, nous avons une culture et une langue : c’est cela le socle de l’intégration. Certains comportements ne doivent pas être tolérés. Je suis partisan d’une plus grande fermeté sur la question des flux migratoires. Une obligation de quitter le territoire français doit être exécutée si elle est prononcée. On a sans doute trop tergiversé sur un certain nombre de points en n’énonçant pas assez clairement les règles et en ne les faisant pas assez respecter. Mais la possibilité de se ressaisir existe. Dans l’intérêt de ceux qui sont déjà là. Beaucoup de gens sont arrivés de l’autre rive de la Méditerranée ou d’Afrique avec un réel désir de s’intégrer. Nous n’allons pas les assigner à ce qu’ils ne veulent pas être. Le modèle communautariste anglo-saxon n’est pas le nôtre, la liberté de culte est parfaitement compatible avec la laïcité. Si on arrivait à consolider notre propre modèle français, ce serait déjà énorme…