Accusé lui-même d’être un populiste (de gauche ?), Michel Onfray – dont la revue Front Populaire a organisé un gigantesque meeting au Palais des Congrès de Paris, durant lequel il a débattu avec Éric Zemmour – porte sur l’auteur du ‘‘Suicide français’’, un regard atypique mais lucide…
Propos recueillis par Hamid Zanaz– Tensions sociales, fractures identitaires, crise sanitaire, incertitudes économiques… Certains analystes estiment que la France est en déclin ? Qu’en pense le philosophe Michel Onfray ?
– J’ai consacré un livre de plus de cinq cents pages, « Décadence » (2017), à ce sujet. Oui, c’est évident, la France est entrainée dans ce mouvement de chute qui concerne la civilisation judéo-chrétienne épuisée et qui tombe sous le coup d’un extérieur qui la méprise, les États-Unis, la Turquie, la Chine, l’Afrique pour les plus visibles, et sous le coup d’une haine de soi intérieure car les élites les plus visibles et les plus actives haïssent la France, la civilisation judéo-chrétienne, le mode de vie français laïque, cartésien, rabelaisien, où le marivaudage est conçu depuis quelque temps comme un viol et la pensée sociale de Hugo présentée par le ‘wokisme’ et la ‘cancel culture’ comme le produit désormais caduc d’un vieux mâle blanc hétérosexuel…
– La France serait-elle tombée définitivement dans le multiculturalisme ?
– Dans les villes, oui, dans les campagnes, non. La fracture entre la capitale flanquée des mégalopoles françaises et les provinces françaises n’a jamais été aussi marquée. L’école formate les enfants à cette idéologie dès leurs plus jeunes années. Les urbains, diplômés sont les plus perméables à l’idéologie qu’ils transmettent également à leurs enfants. Ne pas succomber au matraquage scolaire, universitaire, publicitaire, cinématographique, médiatique, politicard exige une certaine force d’esprit plus fréquente dans les campagnes où la sagesse empirique ne s’en laisse pas compter aussi facilement… Mais cette campagne reliée par le net et les réseaux sociaux aux Léviathans urbains n’en a hélas plus pour très longtemps.
– Des policiers, des politiques, des chroniqueurs évoquent ouvertement une probable guerre civile en France. Qu’en pensez-vous ?
– Je ne suis pas de ceux qui pensent que cette guerre civile est à venir car… elle est déjà là ! Le renoncement de l’État à faire régner les lois de la République dans les territoires perdus par elle pour éviter la confrontation fait que cette guerre est menée par un camp si l’on pénètre ses territoires, pendant que l’autre renonce à faire son travail. Nous ne manquons pas de policiers et de gendarmes valeureux mais les politiciens qui se remplacent au pouvoir depuis un demi-siècle plastronnent et, en sous-main, ils donnent des ordres pour laisser-faire. C’est une guerre asymétrique menée par une mafia contre le restant du pays qui ne bouge pas. Cette guerre civile n’est pas sanglante car nous l’avons déjà perdue en ne la menant pas. S’il nous venait à l’idée de la mener, ce serait un carnage… Elle se mène donc à bas bruit, sinon elle se mènerait dans le bruit et la fureur, mais l’issue est connue : la France n’a plus les moyens ni la volonté de son autorité.
– Le populisme, ce mot qui souffre d’une imprécision terminologique chronique. Comment le définissez-vous ?
– Il est le souci du peuple dans un monde politique qui en a la haine ou le mépris. C’est un mot qui relève du vocabulaire de combat mené par ceux que j’appelle les populicides, un mot créé par Gracchus Babeuf, qui endoctrinent le peuple, l’insultent, le contournent, l’oublient, le méprisent. Comment comprendre qu’en 2005 le chef de l’État sollicite le peuple par référendum sur le Traité européen, que le peuple le refuse massivement, et que le Congrès, l’Assemblée nationale réunie au Sénat, ne trouve rien de mieux à faire que d’annuler le résultat de cette consultation populaire ? Ce sont ces populicides qui disent de ceux qui en appellent au souci du peuple qu’ils sont des populistes.
– Qu’est-ce qui rend le populisme possible ?
– Le mépris du peuple. C’est tout simple… Le général de Gaulle avait créé une Constitution dans laquelle le chef de l’État élu par le peuple lui demandait régulièrement des comptes pendant toute la durée du septennat et tenait compte de son avis : perdre une élection législative c’était changer de Premier ministre et de politique ou démissionner. Mitterrand et Chirac ont inventé la cohabitation qui est l’un des instruments populicides. Il y avait également des consultations référendaires que de Gaulle prenait comme des occasions de confirmer le chef de l’État à son poste. Quand de Gaulle perd celui de 1969, il quitte non seulement le pouvoir mais aussi la politique. Quand Chirac perd le sien en 2005, il reste et Sarkozy lui offre en 2007 le Traité de Lisbonne qui abolit le résultat du référendum. Après cela, qui peut respecter Mitterrand, Chirac, Sarkozy et ceux qui les ont soutenus tels Hollande et Macron, Pécresse ou Bertrand ? Personne…
– Vous avez justifié la création de Front Populaire par l’existence d’un ‘‘front populicide’’. Est-ce à dire que vous vous revendiquerez d’un ‘‘populisme de gauche’’ ?
– Oui. Je n’ai pour ma part pas peur de ce mot que je porte même comme un hommage. Philippe Sollers qui fut communiste, maoïste, balladurien, comme presque tout ce qui se fait à Paris, avait dit de moi pour me flétrir que j’étais un « tribun de la plèbe ». Il croyait m’insulter, il ignorait que c’était pour moi un magnifique titre de gloire, surtout venant de l’un de ces populicides germanopratins !
– Le populisme a longtemps été lié à l’extrême droite. Or, nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’un populisme de gauche, voire d’ultra-gauche. Quelles en sont les raisons ?
– Un jeune garçon brillant qui est aussi un ami de Front Populaire, Raphaël Doan, a publié « Quand Rome inventait le populisme », pour montrer que le populisme existait déjà à Rome ! Il est donc loin d’être une affaire d’extrême-droite mais il est souvent qualifié d’extrême droite à des fins polémiques et disqualifiantes. Ceux qu’on appelait les populistes à Rome, les populares, en appelaient en effet au peuple, ils croyaient à la figure de l’homme fort, au tribun capable d’emporter les foules avec son verbe. Le populisme était alors, déjà, la voix des faibles et des humbles contre la tyrannie des forts et des puissants. C’est toujours le cas. On comprend que les forts et les puissants aient envie et besoin de disqualifier et le mot et la chose !
– Au vu de la montée des populismes dans plusieurs pays européens, pensez-vous que l’émergence d’un Trump français ou européen est possible ?
– Tout est possible en des temps de décadence où la boussole ne fonctionne plus, et ce à la vitesse de l’éclair. L’Histoire est fébrile, l’homme providentiel est une tentation facile, on croit qu’il va tout régler en un tournemain. C’est une idée qui procède du judéo-christianisme : elle décalque le schéma de la venue du Messie qui va réaliser la Parousie ! L’athée que je suis, y compris sur le terrain social, ne croit pas à ce genre de solution. C’est souvent du sang et des larmes qui arrivent en lieu et place du salut. Certes il y eut des exceptions qui permettent de ne pas désespérer totalement. Je songe au général de Gaulle. Mais les Français ont fini par le congédier : la grandeur ne saurait être l’aspiration des petites âmes.
– Comment analysez-vous le phénomène Zemmour ?
– Zemmour verbalise le retour du refoulé de notre histoire depuis un demi-siècle. Tout ce qui a été interdit, tabou, prohibé depuis l’après Mai 68 est revenu en force sur le principe d’une digue qui saut ! Car trop c’est trop et les Français sont à bout. Ils ont perdu confiance dans le personnel politique, ils savent que la propagande fait la loi, que la criminalisation de toute pensée libre débouche sur la mort sociale pour tout penseur libre. Ils en ont assez de la politique maastrichienne qui fait semblant une fois d’être de gauche une fois d’être de droite alors qu’elle est libérale et de droite et que son personnel se remplace au pouvoir depuis 1983.
Éric Zemmour voit le réel et le dit, il dénonce des excès, des sottises, des bêtises, des erreurs, il argumente, pense, réfléchit, analyse, il inscrit son propos dans une logique civilisationnelle, il pense en termes de longue durée. Il est donc le retour du refoulé qui incarne une autre façon de faire de la politique, en dehors des habitudes de politique politicienne, Le Pen compris. Reste qu’une autre partie de lui, inconnue et méconnue à cette heure, celle des propositions du candidat, décidera de son avenir : l’adhésion ou le refus ne sauraient s’obtenir sur les constats mais sur les solutions.
– Comment concevez-vous le rôle du philosophe aujourd’hui ?
– Ce qu’il a toujours été, et permettez que je cite Nietzsche : « Nuire à la bêtise ».
– L’Afghanistan, tombeau du droit d’ingérence, avez-vous déclaré. Ne trouvez-vous pas que la non-ingérence est parfois une non-assistance à peuple en danger ?
– Qu’est-ce qui fait que, dans les dizaines de pays qui pourraient mériter ladite ingérence, personne ne bouge ? Pourquoi ne pas intervenir en Chine, au Pakistan, en Arabie Saoudite, à Cuba ? Pour quelles raisons BHL et les siens ne sont-ils pas des va-t’en guerre quand il s’agit de ces pays ou de la Corée du Nord ?
Par ailleurs, au vu de ce qui se passe en France dans les banlieues, à Marseille où les morts se ramassent à la pelle, que penseriez-vous d’une Turquie, d’une Algérie ou d’un Maroc qui invoqueraient le droit d’ingérence pour envoyer leurs soldats en banlieue parisienne ou dans la cité phocéenne afin de ramener le calme et régler les problèmes afférents à cette guerre civile ?
Le droit d’ingérence est le cache-sexe du néocolonialisme et du nouvel impérialisme. Que chacun reste chez soi et y mène sa politique, c’est mon crédo souverainiste.
– La démocratie est-elle universalisable, selon vous ?
– Non. L’universalisme est immanquablement un impérialisme. Quand la France s’en va coloniser l’Algérie c’est au nom de « 1789 », des Droits de l’homme, du prétendu devoir de « civiliser ». Je vous rappelle que Jules Ferry, qui était l’homme de cette civilisation, était un républicain de gauche…
– Pourquoi a-t-on du mal à percevoir la vraie nature du terrorisme islamique en France ?
– Parce qu’on ne fait plus d’Histoire mais de l’idéologie, que l’école a fabriqué des crétins en quantité et les médias avec eux. N’importe qui a un avis sur l’islam même et surtout en n’ayant jamais lu le Coran, en ne sachant pas ce que sont les Hadiths, en méconnaissant la biographie du prophète, en étant incapable de distinguer les sunnites et des chiites ! Je pense même qu’on aurait des surprises en demandant à tel ou tel à quel siècle Mahomet a vécu ! Ce qui n’empêche pas le plus grand nombre d’avoir un avis tranché sur la question : pour les uns, à gauche, l’islam est une religion de paix, de tolérance et d’amour, une chance pour la France, pour les autres, à droite, elle est misogyne, antisémite, phallocrate, homophobe, belliciste.
Cette méconnaissance de l’islam s’ajoute à une méconnaissance de la géopolitique planétaire. Les guerres faites par l’Occident aux pays musulmans, l’impérialisme américain, le suivisme de la France dans ces opérations-là expliquent un certain nombre de problèmes internes à la France en matière de coexistence entre les communautés religieuses qui constituent désormais le pays.
Comment dès lors comprendre ce qui se passe avec le terrorisme islamiste qui est une réponse politique sanglante aux guerres de civilisations – qu’on écoute ce que dit Abdeslam à son procès… Pourquoi n’y-a-t-il aucun acte terroriste commis sur le sol islandais ou sur le territoire helvétique ?
– L’extrémisme religieux est-il un populisme théologique ?
– Oui, d’une certaine manière. Il est, pour paraphraser et détourner Marx : « l’opium du peuple, le soupir de la créature opprimée »…
– Le djihadisme français est-il un nouveau nihilisme comme l’affirme Olivier Roy ?
– Oui, c’est en effet le produit du nihilisme contemporain : les valeurs qui furent celles du judéo-christianisme n’ont plus cours. La religion musulmane qui croit et enseigne encore le paradis à l’ancienne avec la promesse d’une vie hédoniste éternelle payée au prix d’une vie terrestre de renoncement, d’ascèse, de privation, attire un bon nombre de personnes. Quand on croit également que tuer un infidèle, comme y invite le Coran dans cinq ou six versets sur plus de six mille, ouvre la porte du paradis, on résout le problème du nihilisme contemporain pour soi : la vie, soudain, a un sens. Tuer l’infidèle c’est vivre éternellement heureux au paradis ; difficile de lutter contre cette croyance déraisonnable…
– Les identités sont-elles toujours et forcément meurtrières ?
– Non bien sûr, ça c’est le discours dominant de ceux qui aspirent à la planète numérisée et contrôlée par le gouvernement planétaire dont rien n’empêchera l’expansion puisqu’elle s’effectue avec la servitude volontaire des sujets qui disent tout d’eux-mêmes, de leurs vies, de leurs goûts et dégoûts, de leurs sexualités, de leurs pratiques, de leurs achats, de leurs rêves, de leurs vacances, de leurs pensées, de leurs croyances, de leurs religions, de leurs manies, de leurs habitudes, de leurs désirs, de leurs souhaits, de leurs aspirations, de leurs amants, de leurs loisirs sur leurs portables… Quel actuel opposant aux passes sanitaires n’est-il pas l’un d’entre eux ?
L’identité est ce qui permet de résister à cette lame de fond qui emportera tout.
– La démocratie représentative est-elle morte ?
– A-t-elle jamais été vivante ? Disons qu’elle a parfois été moins morte à certaines époques qu’à d’autres. Car une démocratie sans citoyens éclairés n’est pas une démocratie. C’est la leçon de Condorcet.
Or qu’est-ce qu’un citoyen éclairé aujourd’hui dans un monde ignoré par l’école et saturé par la télévision, les écrans, internet, le réseaux sociaux ? Un monde où le vrai, le juste et le bien ont disparu sous les coups de boutoirs du faux, de l’injuste et du mal. Le citoyen a été remplacé par un cochon d’élevage qui vit en batterie et grouine de temps en temps pour se donner l’illusion qu’il est encore un sanglier sauvage…
– ‘‘Autodafés – L’art de détruire les livres’’. Qu’est-ce qui fait que vous avez écrit ce livre aujourd’hui ?
– J’ai trop vu, à la lumière de la réception médiatique de mes livres les plus actifs contre la bêtise dominante, combien la censure fonctionne non pas en n’en parlant pas, ce qui est une façon courante de faire, mais en en parlant mal, autrement dit en disant qu’ils disent ce qu’ils ne disent pas afin de mieux les salir. Quand vous dites d’un livre qu’il est antisémite, fasciste, pétainiste, vichyste, islamophobe, misogyne, phallocrate, homophobe, alors qu’il ne l’est pas du tout, qui va l’acheter et le lire pour vérifier qu’il n’en est rien de ce que l’on dit de lui ? La plupart auront donc un avis négatif sur un livre qu’ils n’auront pas lu sous prétexte qu’il défend des thèses qui ne s’y trouvent pas.
J’ai souhaité donner des exemples avec « L’archipel du Goulag de Soljenitsyne », « Les habits neufs du président Mao » de Simon Leys, « Le livre noir de la psychanalyse », ouvrage collectif, « Aristote au Mont Saint-Michel » de Sylvain Guggenheim, « Le choc des civilisations » de Samuel Huntington, « Voyage au centre du malaise français » de Paul Yonnet, qui, en leurs temps, ont été vilipendés par les journalistes du politiquement correct parce qu’ils disaient la vérité sur le marxisme-léninisme, le maoïsme, la psychanalyse, la fiction d’un Occident qui devrait tout à l’islam, l’avènement de conflits entre civilisations construites sur des religions, la construction d’un nouveau racisme à partir d’un certain antiracisme. Ces journalistes travaillent à l’obscurcissement du monde tout en disant qu’ils œuvrent dans l’esprit des Lumières – c’est l’un des signes du nihilisme contemporain…
Bio express