Éminent Politiste, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient, Luis Martinez est directeur de recherche à Sciences Po-CERI depuis 2005. Professeur invité à l’université Columbia à New York (2000-2001) puis à Montréal (2007-2008), il a été observateur pour l’Union européenne en Afrique subsaharienne. Il est l’auteur de plusieurs livres dont ‘‘L’Afrique du Nord après les révoltes arabes’’ (Les Presses de Science Po, 2019) et ‘‘L’Afrique, le prochain califat ? La spectaculaires expansion du djihadisme’’ (éditions Tallandier, 2023). Entretien.
Propos recueillis par Malika Madi– Vous avez publié en 2023 ‘‘L’Afrique, le prochain califat ?’’. Un titre sous forme de question, plutôt qu’une affirmation. Selon vous, existe-t-il aujourd’hui une véritable montée en puissance des groupes terroristes dans la région du Sahel, une stagnation de leurs activités ou un recul de la menace ?
– Luis Martinez : Au cours de la décennie 2010, le développement des groupes djihadistes dans le Sahel a été spectaculaire. En 2024, ils sont actifs non seulement dans le Sahel, mais également dans le Golfe de Guinée et le bassin du Lac Tchad. La menace ne cesse de croître comme le montre le sentiment d’insécurité d’une grande partie de la population. Au Burkina Faso, la moitié du territoire est sous influence djihadiste, idem au Mali.
– La région du Sahel est devenue un foyer de conflits et d’instabilités résurgents. Des groupes djihadistes sèment le chaos et la terreur dans plusieurs pays. La force de ces groupes est-elle liée à l’extrême pauvreté des populations, terreau de recrutement aisé, ou les causes sont-elles plus complexes ?
– Les raisons sont multiples. Elles tiennent d’abord à leur dénonciation de l’injustice qui fait écho aux populations civiles et à leur remarquable capacité d’adaptation à leur environnement. Rompus par les échecs de l’État islamique en Irak et en Syrie, les groupes djihadistes en Afrique investissent dans des régions rurales ou côtières éloignées des capitales (les îles du Lac Tchad, les forêts, etc.) et font leurs, les critiques des populations locales contre des gouvernements qualifiés d’injustes et de corrompus. De plus, les groupes djihadistes, exploitent le sentiment d’abandon et de relégation de communautés discriminées (Touaregs, Kanouri, Peuls etc.) qui trouvent dans l’insurrection djihadiste un instrument capable de renverser l’ordre politique et économique postcolonial favorable à des élites urbaines indifférentes à leur sort. En effet, les groupes djihadistes aspirent, dans un temps long, à remplacer l’État postcolonial et les institutions politiques par de nouvelles organisations politiques fondées sur l’application du droit islamique, la charia, dans le cadre ‘‘d’État islamique’’ ou ‘‘d’émirat islamique’’.
– L’un des groupes les plus notoires opérant dans le Sahel est Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui a émergé dans les années 2000 à partir d’une scission du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) en Algérie. AQMI a depuis étendu ses activités au-delà des frontières de l’Algérie pour inclure le Mali, le Niger et la Mauritanie. Comment ces groupes parviennent-ils économiquement à se financer ? Qui sont leurs bailleurs de fonds ?
– L’implantation réussie des groupes djihadistes est le résultat d’une combinaison de variables structurelles (pauvreté, mauvaise gouvernance, sentiment d’injustice) et conjoncturelles (conflits armés préexistants, activisme d’entrepreneurs de la violence, diffusion de l’idéologie djihadiste par des prédicateurs itinérants). Ces facteurs politisent les conflits – fonciers, ethniques, économiques – et aggravent la fragilité des États, dont la présence est parfois toute théorique dans des pans entiers de territoires de la région. Le succès de l’expansion et de la consolidation des groupes djihadistes tient, entre autres, à leur capacité à procurer des revenus aux jeunes recrues et à leur insuffler un sentiment de puissance en s’enrôlant dans l’organisation. Rejoindre les groupes, c’est non seulement valoriser son statut social, mais aussi disposer d’un salaire. Toutefois, les jeunes combattants basculent dans une entreprise qui dépasse les raisons de leur engagement. C’est un djihad low cost, où les djihadistes exploitent les ressources locales (le bétail, l’or, la pêche dans le bassin du lac Tchad, le trafic de bois, etc.). Il n’y a pas de bailleurs de fonds, les pays du Golfe financent plutôt les salafistes et les wahhabites.
– Un autre groupe majeur est Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM), formé en 2017 à partir de la fusion de plusieurs groupes militants au Mali, dont Ansar Dine, Al-Mourabitoun et le Front de libération du Macina. JNIM a revendiqué plusieurs attaques contre les forces de maintien de la paix des Nations unies et les forces armées maliennes, ainsi que des enlèvements de ressortissants étrangers dans la région. Comment ces groupes ‘‘cohabitent-ils’’ ? Partagent-ils les mêmes projections pour la région ?
– Ils combattent les mêmes ennemis (la France, la Russie, les régimes). Ils ont des objectifs communs (État islamique, émirat islamique ou imposition de la charia), mais leurs stratégies sont très différentes. Daech est plus radical sur le plan théologique et plus violent sur le plan sociétal. Les deux s’affrontent parfois pour le contrôle de territoires ou de populations, mais finalement cohabitent souvent. Et enfin, leurs combattants circulent et passent d’un groupe à l’autre.
– La lutte contre le terrorisme dans le Sahel est un défi pour les grandes nations occidentales et pour les pays Africains. Quelle serait l’approche globale appropriée pour s’attaquer aux causes profondes du terrorisme et renforcer les capacités des États du Sahel à lutter contre ces groupes ?
– Une réponse seulement militaire ne fonctionne pas, c’est le constat de l’Opération Barkhane. Il faut une réponse politique (développer des États fédéraux afin de laisser la gestion des sociétés civiles aux pouvoirs locaux), encourager le dialogue et la négociation. Intégrer une partie des revendications des associations islamiques afin qu’elles soutiennent les autorités contre les djihadistes et surtout annihiler leur idéologie mortifère. Bien évidemment, il est essentiel de sortir les populations de la pauvreté, en adoptant des politiques économiques et sociales plus justes et plus dynamiques. Comme tous les jeunes du monde, la jeunesse au Sahel aspire à vivre pleinement, mais son quotidien s’avère particulièrement difficile et ses perspectives d’avenir sont très sombres…