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Dans mon métier j’ai vu et entendu, comme beaucoup d’autres journalistes, pas mal de saloperies. Plusieurs d’entre nous ont vu des morts, plus qu’ils auraient aimé en voir : Pulvérisés, fusillés, pendus, brûlés… Il y a beaucoup de façons de tuer ses semblables. Et toutes ces façons de tuer et de mourir, ça fait des tas cadavres de toutes les couleurs, de toutes les religions et de tous les âges, hommes et femmes, un peu partout dans le monde, et des tas de survivants qui chialent des fleuves de larmes.

 

La Shoah, le journaliste et les Juifs

16 novembre 2019 Expertises   5500  

Jean Marie Montali

Dans mon métier j’ai vu et entendu, comme beaucoup d’autres journalistes, pas mal de saloperies. Plusieurs d’entre nous ont vu des morts, plus qu’ils auraient aimé en voir : Pulvérisés, fusillés, pendus, brûlés… Il y a beaucoup de façons de tuer ses semblables. Et toutes ces façons de tuer et de mourir, ça fait des tas cadavres de toutes les couleurs, de toutes les religions et de tous les âges, hommes et femmes, un peu partout dans le monde, et des tas de survivants qui chialent des fleuves de larmes.

En ce qui me concerne, je ne me souviens plus du visage de ces morts, ni de quoi que ce soit d’autre les concernant. Ils étaient morts, c’est tout. Je ne les ai pas pleurés. Je les ai oubliés, point. Je pourrais m’inventer des ébranlements d’âme, des commotions morales et des tristesses pour ne pas avoir l’air d’une brute. Je viendrais essorer tout ça à vos pieds avec des yeux de chiens battus, histoire de passer pour un type sensible et tout. Et je pourrais vous raconter que tous ces morts me hantent. Mais non. Je les ai oubliés. Personne, vous comprenez, n’a envie de vivre avec les morts.

J’ai oublié ce gamin de Los Angeles, tué d’un balle dans la tête qui ne lui était même pas destinée. Ces morts d’overdose à Johannesburg. Cette femme battue à mort par son salopard de fiancé. Ce père bosniaque fou de chagrin après la mort de ses deux fils à Brčko. Il s’est suicidé.

J’ai oublié ces corps, en Somalie, à pourrir là où ils étaient tombés, par dizaines et par centaines, dans la poussière et l’indifférence. Ceux de Kaboul, ceux de Sarajevo, ceux de Mogadiscio. Les autres, en Colombie, au Mexique, aux Philippines et Ailleurs.

J’ai oublié le cadavre de ce vieillard sur lequel j’ai trébuché dans la pénombre d’une morgue de Baidoa, avant de m’étaler sur d’autres cadavres jetés là, sur le carreau, parce qu’on ne savait pas où les mettre. Il y en avait tellement. Tellement. J’ai vomi sur les corps. Un employé a passé le jet. Je suis sorti. Dehors, on entassait d’autres corps contre les murs, les uns sur les autres, et ça montait, montait, la mort en briques, je n’avais encore jamais vu ça.

J’ai oublié le petit livreur de fruits de la vallée du Panshir. Il a sauté sur une mine. Il s’appelait Haroun. Enfin, je crois qu’il s’appelait Haroun. J’ai oublié cet autre père, au Pakistan, un réfugié afghan qui passait toutes ses nuits allongé sur la tombe de ses enfants pour ne pas que des charognards viennent les déterrer et les bouffer. Il mettait trois tulipes sur la tombe, une pour chacun de ses enfants.

J’ai oublié cette petite fille tuée par le cancer à l’Institut Curie. Sa mère lui caressait les cheveux tout doucement et nous, le photographe et moi, on pleurait comme des veaux.

Je les ai oubliés, tous. Enfouis bien comme il faut, tout au fond de ma mémoire, avec un couvercle là-dessus pour ne pas que ça déborde.

Enfin bref, je dis tout ça pour que vous compreniez que, à la longue, on apprend à doser sa sensibilité.

Et puis voilà que je suis en Israël depuis 10 jours. Je prépare un livre – et peut-être un film – sur les rescapés de la Shoah. Depuis 10 jours, du matin jusqu’au soir, j’en rencontre plusieurs, des heures durant, en tête à tête. Ces petites vieilles toutes fragiles, ces petits vieux qui tiennent plus au moins debout et qui vacillent sérieusement sur leurs bases, sont nés en Ukraine, en Pologne, en Lituanie, en Roumanie, en Hongrie, en Allemagne, en France et ailleurs. Le degré d’enthousiasme mis dans la tuerie avait, en quelque sorte, des particularités locales : on ne tuait pas de la même façon en Roumanie qu’en Pologne ou qu’en Lettonie. Cela dépendait aussi du degré d’antisémitisme et de collaboration des pays concernés.

Aujourd’hui, ces quelques survivants ont peur que ces choses là tombent dans l’oubli. Qu’elles se reproduisent peut-être. Ils veulent raconter, témoigner. Sinon, qui se souviendra de ceux qui ont été exterminés quand ils ne seront plus là ? Alors, ils parlent et parlent encore. Parfois ils hésitent un peu. Non pas qu’ils trébuchent sur leur mémoire, mais ils hésitent dans le choix des mots : lesquels choisir pour décrire une horreur que l’humanité n’avait encore jamais connue ? Lesquels choisir pour être crédibles ? Parce qu’ils vivent avec ça aussi : la peur de ne pas être crus. Qui pourraient croire l’incroyable ? Et lesquels choisir pour rendre audible l’inaudible sans choquer les interlocuteurs ? Comment parler de l’indicible, comment faire comprendre la Shoah ?

La Shoah, ils en rêvent et se réveillent la nuit avec les cris des autres ou avec les leurs, avec les visages des disparus. Une mère, un père, une soeur, un frère, un voisin… Ils s’en souviennent. Bien sûr qu’ils s’en souviennent. De tout : la rafle, les cris, la peur, les chiens, le train, la sélection, la douche, la tonte, la nudité, le froid, la faim, le travail d’esclave, les corps entassés dans les baraquements, les cris des kapos, les poux, les expériences de Mengele… Et la mort. La mort, partout, tout le temps. La potence. Les tirs. Le gaz. La fumée des crématoires. Les cendres, neige de l’enfer. Et puis encore, toujours, le visage d’une mère, d’un père, d’une soeur ou d’un frère. Les visages des milliers, des millions d’autres exterminés dans les camps. Alors oui, ils s’en souviennent et vivent chaque jour et chaque heure avec leurs souvenirs et les fantômes des innocents.

Ils se souviennent des mois passés dans les ghettos, de l’étoile jaune, de l’humiliation, des mois cachés dans la forêt, de la chasse aux Juifs, de la faim, cette faim dont ils parlent tout le temps et qui les obsède encore aujourd’hui. Ils parlent des fusillades sur le bord des fosses communes, partout en Europe de l’est, au fond d’une forêt, au bord du Danube, sur les bords de la Baltique, au dessus d’un ravin, dans un parc au milieu d’une ville…

Ils parlent et parlent encore. Ils parlent et me protègent. Il y a des choses qu’ils n’osent pas me dire, parce que pires que pire et qu’ils ne veulent pas me choquer, voyant bien que je suis déjà en apnée. Et moi je voudrais les prendre dans mes bras et je sais que ces visages là je ne les oublierai jamais. Et jamais, depuis plus de trente ans que je fais ce métier, je n’ai été aussi ému.

* Journaliste et essayiste, ancien directeur exécutif du Figaro Magazine.