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C’est la question que se pose tout amoureux des rives du Bosphore, de leurs coupoles bleutées, de cet horizon majestueux et mélancolique, alliage de douceur orientale et de liberté européenne : voilà le sceau et le génie de la Turquie.

 

Erdogan est-il turc ?

9 mai 2019 Expertises   3217  

Martine Gozlan
Martine Gozlan

C’est la question que se pose tout amoureux des rives du Bosphore, de leurs coupoles bleutées, de cet horizon majestueux et mélancolique, alliage de douceur orientale et de liberté européenne : voilà le sceau et le génie de la Turquie.

De quelle boite noire a donc jailli Erdogan pour réduire cette beauté à néant ? Peut-être de ces cercueils que Victor Hugo imaginait sombrant dans l’eau moirée avec les cris des jeunes victimes… Est-il turc, l’homme qui qualifie de traitre Orhan Pamuk, le Proust du Bosphore, prix Nobel de littérature, rêveur inspiré des mystères de Galata ? Est-il turc, l’homme qui veut que toute fille d’Eve se cloitre chez elle pour procréer, alors qu’Ankara a donné le droit de vote aux femmes, en 1934, bien avant Paris ?
C’est une femme, précisément, la journaliste Ece Temelkuran, qui évoque dans un remarquable essai («Comment conduire un pays à sa perte », Stock) les slogans entendus en 2002, dans une réunion de militants de l’AKP : « Nous sommes le peuple turc. Et quand je parle du peuple, je parle du vrai peuple ! ». Sinistre avertissement : c’est donc qu’il y avait un faux peuple à abattre. S’adressant à la jeune Ece « avec la condescendance des machos d’Anatolie », ces esprits forts développaient ce qui leur tenait lieu de pensée : « Vous pouvez nous qualifier de mouvement, le mouvement des Vertueux. Nous sommes plus qu’un parti, nous allons tout changer dans ce système corrompu ». Dix-sept ans plus tard, le « vrai peuple » des « Vertueux », guidé par un gourou notoirement corrompu, a bouleversé l’image et l’atmosphère de la Turquie.
L’éditorialiste Kadri Gursel, l’une des plumes les plus brillantes du quotidien Cumhuriyet, avant d’être jeté au cachot, écrivait en 2016 : « La Turquie que nous connaissions ne reviendra pas, une page est en train de se tourner, celle d’une Turquie inspirée par les principes de 1923 qui sont le progrès, la science, la raison, l’égalité des sexes, la laïcité afin de s’harmoniser avec le monde occidental. Cette révolution culturelle, ce processus de sécularisation porté par Ataturk, s’est accompli dans une grande douleur, ce dont le mouvement islamiste s’est servi par la suite pour la transformer en une victimisation de nature idéologique. Pour Erdogan, Ataturk est un mot tabou, un nom imprononçable… » Dans cet adieu déchirant au pays adoré ( « Turquie année zéro », Le Cerf) Kadri Gursel énonçait les craintes majeures soulevées par le régime d’Erdogan. Il n’est plus question de « démocrature », ce mot forgé pour définir une démocratie vaguement tentée par l’autoritarisme. En faisant adopter par référendum en 2017 une constitution qui lui donne tous les pouvoirs, Erdogan a franchi un palier. « La démocratie, c’est comme le bus, on en descend une fois arrivé à destination » clamait-il naguère. Cela fait longtemps qu’il en est descendu. Une lourde porte de fer s’est refermée sur la Turquie, devenue une de ces dictatures qui défigurent, abêtissent et ensanglantent le monde arabo-islamique.
Il est vrai qu’un jour ou l’autre, elles finissent par tomber. Voyez l’Algérie ! Il faut pour cela que le leader suprême ait franchi toutes les bornes. « Erdogan ira-t-il plus loin ? s’interroge Ariane Bonzon, grand reporter en poste à Istanbul de nombreuses années, dans sa dernière enquête (« Turquie, l’heure de vérité », éditions Empreinte), va-t-il graver la Charia, la loi islamique, dans la Constitution ? Ou inclure des dispositions religieuses dans le Code civil et le Code pénal ? Si cela lui est nécessaire pour rester au pouvoir, il le fera. De toute façon il a réussi à imposer l’Islam comme référent à tous les partis. Le candidat de l’opposition à la mairie d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, qui l’a tout de même emporté, priait publiquement et son épouse défendait le voile… » Quelle différence avec Emine, la femme d’Erdogan, qui faisait l’apologie des harems, lieu idéal à ses yeux de l’éducation des femmes ?
Le drame est là : dans le glissement d’un pays vers une idéologie qui serait la négation de lui-même. C’est sous le portrait d’Ataturk qu’Erdogan éradique la laïcité inventée par Mustapha Kemal en 1924. « Adieu l’Orient ! » titrent à l’époque les journaux du Caire. Aujourd’hui, Erdogan veut s’envelopper dans les caftans, les ors et les guerres du passé. C’est la chute de la chrétienté et la prise de Constantinople en 1453 que ce pseudo-moderne ivre de complotisme ne cesse d’invoquer. Mais son « Palais blanc » de mille pièces et mille serviteurs suffit-il à en refaire un sultan ? Pas un instant. Erdogan est un Turc en toc.

* Rédactrice en chef à l’hebdomadaire Marianne et essayiste. En 2011, alors que Recep Tayyip Erdogan était encore adulé à l’étranger par les naïfs adeptes de « l’islamisme modéré », elle lui avait consacré un ouvrage prémonitoire : « L’imposture turque » (Grasset).